Portons un coup au plaisir carnivore


 Par Florence Burgat, Philosophe, directrice de recherches à l'Inra. — 3 avril 2016 

Source Libération.fr


 Il n’y a pas de mort heureuse dans les abattoirs. Ce n’est pas l’abattage industriel qui est d’abord et seul coupable, c’est la consommation de viande.
L’écart qui sépare, d’un côté, les étals silencieux et l’univers de la bonne chère et, de l’autre, la réalité vivante des animaux massacrés remplit parfaitement son rôle. C’est, en effet, tranquillement que nous mangeons «de la viande», mais aussi des morceaux désignant directement telle ou telle partie de l’animal. Ainsi a-t-on pu voir ces jours-ci, écartelés ou dépecés vivants, des agneaux non encore sevrés de 45 jours, tués dans une hâte plus grande qu’à l’ordinaire en raison des fêtes de Pâques. Mais le choc entre la réalité du traitement des agneaux et l’usage métaphorique de la viande festive est généralisable à tout animal promis à l’abattoir, s’il est reconnu à la viande la vertu de «faire société». Non seulement ce traitement n’est évidemment pas réservé aux agneaux (on sait que les petits animaux, dont tous les nouveau-nés des espèces promises à l’abattage, sont les plus malmenés parce que les abatteurs n’encourent aucun risque en les saignant sans les étourdir au préalable), mais encore est-il inhérent à cet étrange métier, qui consiste à tuer sans relâche ; l’abattoir est une entreprise qui doit «tourner».

Aussi doit-on bien comprendre ce que signifie «manger de la viande», et ce qu’implique de ne pas vouloir y renoncer. Interrogé par le Monde, Patrick Dehaumont, directeur général de l’alimentation au ministère de l’Agriculture, qualifie les actes mis au jour de «dérive». La non-conformité au règlement est, certes, patente, et c’est sur ce plan que le responsable ministériel s’exprime. La réglementation impose la trépanation de la boîte crânienne, la perforation au niveau de la nuque ou la percussion de la boîte crânienne, l’électrocution ou l’anesthésie au CO2, en fonction des espèces d’animaux, et proscrit les «souffrances inutiles».

Le spectateur médusé devant les nouvelles images diffusées par L214 serait-il vraiment plus serein devant celles qui refléteraient l’application de la réglementation ? La chose n’est pas certaine, et les scènes ne seraient pas radicalement différentes. Peut-on imaginer un instant que des victimes livrées sans contrôle aux mains des employés des abattoirs soient mises à mort sans douleur, sans souffrance, sans angoisse ni détresse - états que le législateur reconnaît expressément aux animaux ? Ces derniers sont-ils à ce point indifférents à ce à quoi nous tenons tous tant : la vie, quelle qu’en soit la valeur aux yeux d’autrui ? Bien connue des enquêteurs des associations de défense des animaux, l’absence des services vétérinaires à ce point crucial de la chaîne, le «poste d’abattage», n’est pas le fruit d’un hasard. S’ils sont occupés ailleurs, c’est parce qu’il est tacitement entendu que les employés sont libres de faire ce qu’ils veulent de ces victimes - qui sont collectivement les nôtres.

La petite musique qui consiste à n’accabler que le système agro-industriel, au nom des très dures conditions de travail des ouvriers d’abattoir, ne peut occulter la réalité de la souffrance des animaux que l’on tue. Hélas, ces récentes révélations sur la mort de la «viande bio», production «éthique» vantée par une élite bourgeoise et confortée par des thèses de pacotille sur «la mort qui a du sens», confirment qu’il n’y a pas de mort heureuse dans les abattoirs. Ces petits abattoirs, dirigés par des patrons dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas sur le dos de leurs employés, ces abattoirs qu’une labellisation élève au rang du nec plus ultra et auxquels s’associent bouchers et chefs de renom prétendant faire la différence sur toute la ligne, laisseront les défenseurs de la production locale et paysanne bien démunis.

A y réfléchir d’un peu plus près, il n’y a rien d’étonnant dans ces scènes effroyables, car le privilège exorbitant de se voir, au point du jour, confier par milliers, dizaines de milliers, des animaux à écorcher ne saurait se faire sans «dérive». La dérive, ce sont les abattoirs eux-mêmes, grands ou pas, mobiles ou immobiles. Ce qui est en cause, c’est l’existence de la boucherie elle-même, qui trouve son origine dans le «sacrifice» et s’en réclame.

Non, ce n’est pas l’abattage industriel qui est d’abord et seul coupable, c’est la consommation de viande. Et dans un monde où le régime carné est jugé bon, il doit l’être pour 7 milliards d’humains, ce qui n’atténue pas le problème. C’est bien parce que collectivement nous admettons, sans même y réfléchir, que les animaux sont bons à tuer, bons à manger et bons à penser comme tels, que l’argument hédoniste «parce que c’est bon» joue son rôle. Espérons que ces images porteront un coup au «plaisir carnivore».

Dernier ouvrage paru : le Droit animalier, en collaboration avec Jean-Pierre Marguénaud et Jacques Leroy, Presses universitaires de France, mars 2016.

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