Le système agro-industriel, contributeur massif au réchauffement climatique, se montre aussi incapable de résoudre les problèmes environnementaux et alimentaires de la planète. Pour Vandana Shiva, la solution est à chercher du côté des « systèmes d’alimentation locale contrôlés par la communauté et gérés par les citoyens ».
L’écologiste, auteure et féministe indienne Vandana Shiva est en visite à Paris afin de signer le Pacte pour la Terre avec l’association Solidarité. Reporterre l’a rencontrée.
Reporterre – Quels impacts ont les modèles agro-industriels sur l’environnement en général, et sur le climat en particulier ?
Vandana Shiva – Plusieurs études ont démontré qu’une part importante des gaz à effet de serre proviennent d’un système d’agriculture mondialisé et industriel. L’agriculture industrielle intensive utilise des engrais issus de combustibles fossiles. Leur production demande beaucoup d’énergie et émet des volumes importants de gaz à effet de serre. Le protoxyde d’azote (N20) qu’ils relâchent est 28 fois plus « réchauffant » que le dioxyde de carbone (CO2).
Les gaz à effet de serre émis lors du transport des aliments ont un coût environnemental très élevé. Quand vous vous procurez vos légumes via une association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), il n’y a pas besoin de réfrigération. Quand vos légumes sont acheminés par des hypermarchés, si. De plus, 50 % de la nourriture transportée sur de longues distances est perdue. Elle se transforme en déchets qui répandent du méthane, un autre gaz à effet de serre. Enfin, la production d’emballages repose sur une industrie extractive polluante – d’aluminium, par exemple.
Par ailleurs, la déforestation représente 15 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Or, l’agriculture industrielle détruit les arbres. En Indonésie, on fait brûler les forêts pour produire de l’huile de palme. Dans la forêt amazonienne, on tue des indigènes pour planter du soja. Ces faits sont en contradiction avec le discours de l’agriculture industrielle, qui prétend qu’elle participe à la conservation des terres.
Alors qu’elle détruit le climat, l’agriculture industrielle ne produit que 30 % des aliments consommés par les humains. Ce n’est pas de la vraie nourriture, seulement des denrées, des marchandises. 70 % des aliments proviennent d’une agriculture paysanne, et c’est une vraie nourriture.
Qui sont les premières victimes de ce système agro-industriel ?
Ceux qui souffrent le plus de ce système et de ses conséquences sur le climat, ce sont les petits paysans. Parmi eux, on compte une grande majorité de femmes. Elles perdent leurs moyens de subsistance, leur sécurité alimentaire et sont déplacées. Dans les cas extrêmes, cela aboutit à une désintégration de la société.
Dans ma région de l’Uttarakhand, en 2013, nous avons connu un désastre. De fortes pluies ont provoqué des inondations. Les femmes des communautés ont dû être déplacées. Aujourd’hui encore, elles sont réfugiées. Elles vivaient dans de beaux logements de bois sculpté. À présent, elles se retrouvent sous des tentes en plastique. Je tremble en pensant à ces paysannes, qui nourrissent la terre et se retrouvent dans des situations terribles.
Pensez-vous que l’agriculture sera un sujet lors de la COP 21 ?
Lors de la COP 21, on parlera de « Climate Smart Agriculture », d’agriculture « climato-intelligente ». C’est l’agriculture que défendent les grandes industries et les entreprises transnationales, qui veulent créer plus de produits artificiels pour, soi-disant, résoudre les problèmes. Les gouvernements, sous l’influence des entreprises, proposent ces fausses solutions qui prônent les OGM et davantage d’intrants chimiques. Ils veulent continuer à dérégler le climat sous prétexte de répondre aux besoins des peuples.
Si on parle de COP 21, c’est que les vingt précédentes COP ont été empêchées par les entreprises transnationales de résoudre un problème pourtant bien connu. On parle aussi beaucoup de financements climat. Si les pays en finissaient avec les 400 milliards de dollars de subventions accordées à l’agriculture industrielle, on aurait largement les moyens de lutter contre les changements climatiques.
Si on se débarrassait des pesticides, des intrants chimiques et des différentes choses qui posent problème, on aurait une meilleure santé, de meilleures démocraties et des économies plus saines. Donc, qui cherche de vraies solutions doit se tourner vers une agriculture agroécologique et vers des systèmes d’alimentation locale contrôlés par la communauté et gérés par les citoyens.
Pour vous, les Amap représentent une alternative sérieuse au système agro-industriel. C’est pour cela que votre organisation, Navdanya, a signé le Pacte pour la Terre avec l’ONG Solidarité...
En Inde, les Amap ont clairement montré le pouvoir et l’importance des systèmes d’alimentation locaux. Ils réduisent les dépenses de santé et améliorent l’économie.
Aujourd’hui, nous pouvons monter en puissance de deux manières. Soit en grandissant et en nous massifiant, soit en nous disséminant partout sous la forme de petits projets. Une chose est sûre : nous avons peu d’options. Les gouvernements peuvent échouer. Mais nous, les peuples, nous ne pouvons pas nous le permettre. C’est pourquoi je suis venue me joindre à l’association Solidarité pour lancer ce Pacte pour la Terre.
Il ne s’agit pas d’une pétition, car une pétition serait adressée à des détenteurs de pouvoir. Nous invitons chaque citoyen concerné à faire ce pacte avec les autres, avec la Terre, de cette manière à façonner de nouvelles économies, de nouvelles démocraties et de nouveaux systèmes agricoles. Nous n’allons pas attendre d’une conférence internationale qu’elle apporte la solution. C’est à nous, citoyens, de nous réapproprier les moyens d’action. Parce que nous pensons que l’union fait la force et qu’un citoyen plus un citoyen plus un citoyen peuvent créer un lobby fort et être entendus.
Comment récupérer des terres pour mettre en œuvre cette agriculture paysanne ?
Dans un premier temps, il faut résister à l’accaparement de nouvelles terres. Le modèle de l’Inde est intéressant. Cela fait trois fois que le gouvernement indien essaie de passer une loi permettant d’accaparer plus facilement les terres, et cela fait trois fois qu’il échoue face aux rassemblements de paysans.
L’Inde est un pays de petits paysans, pourtant, les terres sont aux mains de grands propriétaires. Il faut donc mener des réformes agraires, et revoir comment on distribue les terres aux petits paysans.
Là, le modèle des Amap est utile : une Amap, ce n’est pas seulement des paysans qui cultivent des légumes pour les vendre à des consommateurs. L’idée est que citoyens et paysans se regroupent pour acheter des terres collectivement.
Comment le mouvement pour des semences libres s’inscrit dans cette lutte contre les changements climatiques ?
Il s’y inscrit à trois niveaux. Tout d’abord, il permet aux petits paysans de sauvegarder et de développer les semences traditionnelles.
Il permet ensuite aux paysans d’utiliser les semences pour promouvoir l’agroécologie. Ce modèle agricole améliore la fertilité des sols, produit davantage de nourritures et capte les gaz à effet de serre présents dans l’atmosphère, contrairement à l’agriculture industrielle, qui en émet.
Enfin, il permet de résister aux fausses solutions, comme les OGM, développées par de grandes firmes type Monsanto, qui s’approprient les semences traditionnelles paysannes capables de résister aux changements climatiques.
Êtes-vous optimiste sur le développement à grande échelle de l’agroécologie et des Amap ?
Oui, je suis très optimiste. Je crois beaucoup au pouvoir de la vérité. Même si, à court terme, les gouvernements et les lobbies vont avoir leur part de la pomme d’or, c’est la vérité qui va finir par triompher. On peut manipuler un temps les gouvernements, mais pas les peuples.
Les fausses solutions ne font pas leurs preuves. Les OGM ne nourrissent pas la planète, alors que les modèles type Amap, si. On le voit au niveau local, au sein du réseau des Amap d’Île-de-France par exemple : c’est un système qui fonctionne, économiquement parlant.
Je suis optimiste parce que l’histoire, mon expérience, mon activisme, me montrent tous les jours que la démocratie participative est un modèle gagnant pour une véritable souveraineté alimentaire.
- Propos recueillis par Émilie Massemin