Kropotkine comme fondateur de la gauche Darwinienne

par Pierre Jouventin

« La gauche peut-elle accepter une vision darwinienne de la nature humaine ?…Les êtres humains sont des coopérateurs-nés. Alors pourquoi la gauche a-t-elle accordé si peu d’attention aux théories biologiques du comportement, laissant la droite revendiquer le darwinisme et la ‘lutte pour la vie’ ?» Peter Singer

 

DARWINISME & BIOLOGISME

Dans les trois religions monothéistes et le scientisme de Descartes, l’Homme est séparé  de la nature qui doit être exploitée. De nos jours, l’homme n’est plus considéré par les biologistes comme un être à part, bien qu’il conserve son originalité. Sa place dans le monde vivant a été reconnue en cette année Darwin et acceptée même par les croyants non intégristes. L’Evolution a bien fait avancer les choses mais il est tabou, surtout dans notre pays, d’en tirer toutes les conséquences.

Parmi les intellectuels de gauche hormis des exceptions comme Edgar Morin, il est très mal perçu de lancer des passerelles entre biologie et philosophie. Peu ont étudié et intégré la révolution darwinienne. Souvent, ils confondent « darwinisme », synthèse scientifique permettant enfin de se passer de Dieu pour expliquer le monde vivant ainsi que l’apparition de l’homme, et « darwinisme social », extrapolation d’Herbert Spencer pour justifier le capitalisme.

Il est vrai que beaucoup de tentatives se sont soldées par un biologisme réductionniste qui ne prenait pas en compte la complexité humaine. Lorsqu’en 1859 est parue « L’origine des espèces », le livre majeur de Darwin, chaque penseur a essayé d’intégrer cette nouvelle vision du monde vivant et donc de l’homme dans son système de pensée. Freud en a été fortement marqué et il s’y réfère constamment pour justifier, sur un plan biologique, certains de ses concepts analytiques et ses théories pseudoanthropologiques. Marx et Engels ont aussi été très impressionnés par cette explication enfin matérialiste du monde vivant, puis ils ont été choqués par cette lutte de tous contre tous qui, si elle est facile à appliquer au monde de l’économie, s’oppose en tout à l’idéal socialiste. Ils ont reproché à Darwin d’avoir transposé dans la nature les traits les plus critiquables de la société victorienne et du capitalisme naissant, une critique sur l’influence de l’époque qui s’applique à tous les penseurs -y compris et surtout Freud- mais qui est en grande partie injuste en ce qui concerne Darwin, très en avance sur son temps. C’est d’ailleurs sur cette critique qu’en 1948, Lyssenko s’appuiera pour proposer à Staline de rebâtir une « science marxiste » de l’hérédité acquise qui stérilisera pendant 30 ans la biologie russe et enverra les généticiens au Goulag…

 

L’ENTRAIDE, UN PROGRAMME SOCIALISTE ET DARWINISTE

Plus constructives et novatrices sont les critiques des meilleurs penseurs libertaires de l’époque. Ils ne s’opposent pas à cette première rencontre de la biologie et de la philosophie sociale, mais au contraire ils jouent le jeu et proposent de compléter la théorie darwinienne basée sur la compétition par un autre moteur d’évolution des êtres vivants, la coopération. Elisée Reclus et Pierre Kropotkine, tous deux géographes, sont exilés en Suisse avec leurs familles à cette époque. Comme leurs frères ennemis, les communistes autoritaires, ils reconnaissent l’apport de Darwin pour la conception matérialiste du monde et critiquent  violemment ce ‘darwinisme social’ anglo-saxon qui se dit scientifique et qui leur parait immoral. Mais plutôt que médire de Darwin comme l’ont fait Marx et Engels, ils cherchent dans la biologie, une autre force de la nature que la compétition afin de rééquilibrer ce tableau incomplet et négatif de l’évolution sociale. Fondateurs du communisme anarchiste, ils estiment, non sans raison, que les sociétés animales et humaines regorgent de contre-exemples altruistes de socialité, de dévouement et de sacrifice qui s’inscrivent en faux contre une vision uniquement compétitive de la vie, ‘la loi du plus fort’.

Il se trouve que Kropotkine connaît l’argumentation alternative de certains scientifiques russes et, naturaliste lui-même, il a eu l’occasion d’observer les stratégies sociales de survie des animaux sibériens. Il consacre à cette nouvelle force coopérative un livre publié en 1902 qui est le premier à compléter le tableau incomplet de l’évolution biologique et dont le titre affiche à la fois un programme socialiste  et darwiniste: « L’entraide, un facteur d’évolution ». Au lieu de s’opposer à Darwin, il s’en revendique et se place dans son prolongement. Il minimise même sa propre contribution en affirmant que, loin de faire de la compétition le seul facteur de régulation des populations animales et humaines, Darwin avait en projet un livre sur les limites naturelles à la surpopulation comme le froid hivernal. Le collaborateur le plus proche de Darwin, William Bates, y confirme dans une lettre que les disciples ont trahi leur maître par cette focalisation sur un seul facteur.

 

DARWIN, RESPONSABLE MAIS PAS COUPABLE

S’il y a eu une falsification de sa pensée comme le suggère gentiment Kropotkine, il n’en reste pas moins que l’œuvre de Darwin a été d’autant plus facilement trahie qu’il a toujours mis en avant la compétition jusqu’au titre complet de son ouvrage majeur : « Sur l’origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées lors de la lutte pour la vie ». Il n’est donc pas surprenant qu’Huxley, son partisan le plus acharné, ait lui estimé prolonger Darwin en intitulant son ouvrage paru en 1888 « La lutte pour l’existence et sa signification pour l’homme ». Malgré les dénégations de ses fidèles et le fait qu’il parle de coopération dans ‘La descendance de l’homme et la sélection sexuelle’ (The descent of man, 1871), Darwin n’est pas totalement étranger à cette dérive qu’il a laissée se développer par son insistance à employer les mots de ‘sélection’ et ‘compétition’. Il a été piégé par cette idée de lutte pour la vie qui est plus visible au premier abord dans la nature et en particulier sous les tropiques alors que sous les hautes latitudes où Kropotkine avait effectué ses observations, c’est l’entraide qui parait dominer dans ces espaces ouverts où les refuges sont rares surtout en hiver.

Dans ses écrits, il faut cependant noter que Darwin ne limite pas, comme ses disciples trop zélés, sa conception de la sélection naturelle à une explication à court terme -la survie du plus apte- mais qu’il l’élargit à la descendance. Il a une vision plus large des mécanismes mis en œuvre dans l’évolution des êtres vivants que celle de la seule compétition, reconnaissant la complexité des interactions entre individus et entre espèces. Mais la compétition reste pour lui le facteur majeur et il a seulement évoqué en quelques lignes l’autre moteur de l’Evolution, donnant ainsi une image partiale car agressive de l’évolution des êtres vivants. Il a au moins des circonstances atténuantes, ne serait-ce qu’en tant que pionnier, puisqu’il a été le premier à expliquer comment des espèces aussi différentes, des adaptations aussi parfaites peuvent être apparues par le seul effet de forces naturelles. L’oubli a été corrigé par Kropotkine, qui pourtant loin d’avoir l’envergure scientifique de Darwin, a mis le doigt sur l’autre moteur de l’évolution, celui qui parait le plus positif.

 

LA BIOLOGIE DE L’ALTRUISME

Jusque dans les années 1960, il n’y a pas eu d’écho académique à cette remise en question par Kropotkine car, au-delà de son aspect moral et politique, il n’y avait pas d’interprétation scientifique de ces observations d’entraide dans le monde animal, ce que l’on qualifie aujourd’hui parfois de ‘biologie de l’altruisme’. Si on comprend en effet comment peut se transmettre un comportement avantageux pour l’individu, on voyait mal comment un comportement bénéficiant à d’autres pouvait être sélectionné dans le patrimoine génétique. La science de l’hérédité comme celle de l’Evolution ne connaissait alors que la compétition, c’est à dire l’égoïsme tel que l’a décrit Richard Dawkins dans son livre célèbre ‘Le gène égoïste’ (traduit en 1978 chez Menges).

Des exemples existent pourtant en abondance dans la nature qui ne peuvent être expliqués par la seule lutte de tous contre tous et qui vont même en sens contraire. Un mâle se fait souvent tuer en défendant sa famille. Un loup ou un homme risque sa vie en protégeant son groupe. Dans ces cas fréquents, on comprend que, dans une logique héréditaire, la mère en sauvant ses jeunes facilite la transmission de son patrimoine génétique même si elle périt. Il est autrement plus difficile d’expliquer dans une vision  étroitement darwinienne les sociétés d’insectes sociaux comme celles d’abeilles et de fourmis. Quel avantage reproductif peut bien trouver l’évolution en rendant stérile les ouvrières d’abeille qui se sacrifient pour élever les milliers de jeunes de la seule reine ? Darwin avait frôlé la solution en cherchant à comprendre comment la sélection pouvait intervenir dans ce cas de figure et il avait proposé « que la sélection s’applique à la famille aussi bien qu’à l’individu ». Un étudiant en thèse, William Hamilton, publie dans les années soixante une série d’articles qui expliquent, mathématiquement et simplement, l’avantage que trouve l’ouvrière à élever les enfants de sa sœur : bien que stérile, elle contribue à transmettre des milliers de fois la moitié de son génome, de la même manière que le parent défend son patrimoine génétique en protégeant ses petits. Ainsi, dans une sélection familiale (ou de ‘parentèle’), une tante peut trouver un avantage sélectif à se sacrifier pour de nombreux neveux car ils portent ses gènes et un comportement altruiste peut donc avoir une base égoïste. Cette conclusion parait peu morale mais demeure toujours la meilleure manière d’expliquer en biologie l’apparition des insectes sociaux depuis un demi-siècle. L’hérésie est, comme d’habitude, devenue une vérité scientifique et cette approche a contribué à clarifier le problème jusqu’alors insoluble et toujours discuté des origines de la socialité.

 

MALTHUS, GODWIN ET DARWIN

Il est curieux de noter que ce problème difficile de la biologie de l’altruisme qui est aujourd’hui très à la mode dans les laboratoires de comportement animal, et qui a été mis en évidence d’abord par Kropotkine, a trouvé son point de départ dans les écrits de Godwin. Le commencement des idées de Darwin  se trouve en effet dans les écrits de Malthus. L’idée de l’Evolution n’était pas nouvelle car elle était défendue bien avant par Lamarck et même son grand-père Erasmus Darwin. Mais personne n’avait pu trouver le mécanisme et Malthus a découvert la loi qui a fourni à Darwin l’idée de la sélection naturelle : la tendance constante chez tous les êtres vivants à accroître leur population plus vite que ne s’accroît la quantité de nourriture disponible. Darwin -qui venait d’abandonner ses études de pasteur juste avant de partir faire son tour du monde sur le Beagle- ne voyait pas jusqu’alors comment expliquer scientifiquement l’évolution des espèces, c'est-à-dire sans faire appel à Dieu. « Le vieil argument d’une finalité dans la nature, qui me semblait autrefois si concluant, est tombé depuis la découverte de la loi de la sélection naturelle » écrit-il dans son autobiographie (2008, éditions du Seuil). Il réalise grâce à Malthus que la sélection naturelle oriente le processus en triant, parmi ce surplus d’êtres vivants présentant des variations aléatoires, les plus adaptés aux conditions ambiantes et changeantes.

On oublie souvent que l’argument-massue de Malthus répondait avant tout à William Godwin qu’il réfutait. Le fondateur de l’anarchisme prédisait l’abondance universelle dans son « Essai sur la justice politique et son influence sur la moralité et le bonheur ». Ce paradis serait atteint par une organisation sociale qui permettrait de travailler très peu pour manger à sa faim. D’ailleurs le titre intégral du livre de Malthus, paru en 1798 et tant cité, est « Un essai sur le principe de la population, dans la mesure où il affecte l’amélioration future de la société ». Il y a donc deux facettes souvent confondues dans la théorie de Malthus qui correspondent à sa double identité d’économiste et de pasteur. D’une part, l’argument économique que les populations animales et humaines augmentent plus vite que les ressources -ce qui est en train de se vérifier chez l’homme après une période d’accroissement de la productivité agricole- et qui a fourni à Darwin le mécanisme-clef de l’évolution des êtres vivants. D’autre part, une critique puritaine qui préconisait la non-assistance aux pauvres et la limitation des naissances par la chasteté. On assiste donc, avant même Darwin, à un premier chassé-croisé entre la morale et l’économie, la position socialiste mais utopique de Godwin contre celle réaliste mais réactionnaire de Malthus.

Si Darwin a été convaincu par l’argument fondamental, sa biographie révèle qu’il n’a pas suivi les conseils moraux de Malthus. On le sait par le registre de sa paroisse dont son épouse était, elle, une fervente et qui enregistre leurs dons aux pauvres. Bien qu’il ait été comme tout penseur le reflet de son époque, il était moins raciste, sexiste et colonialiste que la plupart de ses contemporains victoriens. Il s’est d’ailleurs toujours nettement tenu à l’écart des interprétations sociales de sa théorie sur la sélection naturelle à laquelle il n’assigne aucun sens a priori. Il ne place même pas l’homme au sommet de l’évolution comme le font toujours bon nombre de nos contemporains en croyant que c’est une évidence scientifique. Il va jusqu’à considérer que la différence entre l’homme et l’animal n’est pas une question de nature mais de degré, ce qui demeure en avance sur notre époque. Par contre ses plus actifs propagandistes ont débordé Darwin en l’interprétant abusivement, tant il est facile de passer des lois de l’évolution biologique à de prétendues lois du progrès humain qui confortent le capitalisme, c’est à dire le « darwinisme social ».

 

 

DERIVES ET CRITIQUES

En Grande Bretagne, Thomas Huxley défend une position élitiste de la hiérarchie sociale et Francis Galton, le cousin de Darwin, fonde l’eugénisme. En Allemagne, Ernst Haeckel, l’inventeur du mot ‘écologie’, prétend compléter Darwin par une « loi du développement » ou de perfectionnement progressif des êtres vivants que l’Humanité couronne évidemment et dont Lénine dira beaucoup de bien. Toujours en langue allemande, Gumplowicz s’éloigne encore plus de la rigueur scientifique en définissant une « loi cosmique » qui fera plus tard le lit du nazisme. En France, Vacher de Lapouge publie en 1896 ses « Sélections sociales ».

C’est aux Etats-Unis que la dérive est la plus nette et la plus durable avec Spencer, ingénieur et philosophe autrement plus connu dans ce pays que son inspirateur. Il instrumente la théorie de Darwin en prétendant démontrer « scientifiquement » que l’homme représente le sommet de l’évolution et que la société industrielle en est l’étendard. Aussi les grands capitaines de l’industrie américaine comme Andrew Carnegie font-ils un triomphe à New York en 1882 à cet apôtre de la sélection sociale et du capitalisme qui a mis la morale et la nature de leur coté.

Ainsi Darwin et Kropotkine, ont-ils chacun contribué à découvrir l’une des deux forces naturelles qui expliquent l’évolution du monde vivant : la compétition et l’entraide. Il est légitime que Darwin soit autrement plus connu dans ce domaine puisqu’il a été le premier -et toujours le seul- à expliquer, sans faire appel au surnaturel, ce que l’on appelait avant lui ‘La Création’. Son apport ne se limite d’ailleurs pas à cette découverte majeure puisque la plupart des historiens des sciences le placent à l’origine de l’écologie (science des rapports entre l’animal et son milieu) et de l’éthologie (science du comportement animal), sans parler de la formation des îles coralliennes et du rôle majeur pour les sols des vers de terre. Sa perspicacité scientifique est d’autant plus impressionnante que le recul de cent cinquante ans nous montre qu’il n’avait fait à peu près aucune erreur, en particulier sur les mécanismes de l’évolution. Or il ignorait Mendel et les lois de la génétique qui allaient en découler comme l’existence des chromosomes qui allait aboutir à la biologie moléculaire.

Comparé à ‘L’origine des espèces’, ‘L’entraide’ est certes superficielle mais l’idée de base est encore plus révolutionnaire. Kropotkine est défaillant en ce qui concerne la nature de la sélection (familiale ou de groupe ?), la minimisation de la compétition et en particulier entre congénères. Sans doute aussi est-il scientiste, moins lucide et visionnaire que Paul Robin, libertaire de l’époque et néomalthusien, car Kropotkine et Reclus, savants généreux, étaient grisés par un monde en plein développement, moins peuplé et exploité, qu’ils comptaient changer en mieux répartissant les richesses… Je ne crois pas que Kropotkine ait été un opportuniste suivant une théorie à la mode car ce n’était pas un homme à s’engager sans être convaincu profondément. Je ne doute pas de sa sincérité, de son honnêteté et de son courage intellectuels qu’il a prouvés maintes fois au cours de sa vie. Il faut réhabiliter Kropotkine qui fut le premier à concilier socialisme et darwinisme.

 

PAR DELA NATURE ET CULTURE

Ce qui est plus troublant, en effet, c’est que Kropotkine soit encore connu du public et des socialistes comme théoricien anarchiste et quasiment pas pour son apport décisif aux lois de l’évolution. Est-ce dû au fait dérangeant pour un auteur de gauche qu’au lieu de nier l’hérédité des comportements, il ait cherché et trouvé une autre force de la nature que la compétition pour expliquer l’évolution du monde vivant et donc de l’homme ? Son ouvriérisme était-il compatible avec le socialisme mais pas son biologisme ?

Nous mettons ici le doigt sur ce que nous considérons comme un blocage conceptuel, un virage qui aurait pu être pris par la pensée de gauche et qui ne l’a pas été, la génétique du comportement y restant tabou. L’hérédité des traits morphologiques n’est niée par personne mais accepter qu’une part de nos comportements puisse être innée parait incompatible avec la liberté humaine, même si l’héritabilité des traits comportementaux a été démontrée depuis longtemps, car elle parait s’opposer au libre-arbitre et enclencher un engrenage qui mène droit au déterminisme, à la prédestination sociale.

Le choix parait devoir se faire nécessairement entre l’inné ou l’acquis. Or le débat  en sciences des années cinquante a montré que les deux versants du comportement sont liés et indissociables, la réalité se trouvant toujours entre les deux. Ce débat historique a permis de passer d’un choix binaire à ce qu’Edgar Morin appelle une pensée complexe mais il a surtout été suivi par les biologistes du comportement, en particulier en France. Il a du moins entraîné la création du mot et surtout du concept d’épigénétique[1] qui permet d’échapper à ce piége sémantique et conceptuel…

Nous vivons sur des distinctions qui structurent la pensée occidentale : Inné/Acquis, Ame/Corps, Matière/Esprit, Homme/Nature. Ces dichotomies nous ont été léguées par les grecs et elles sont bien commodes mais nous avons oublié qu’elles sont arbitraires et propres à notre seule civilisation, comme le montre Philippe Descola dans son gros ouvrage ‘Par delà nature et culture’ (2005, Gallimard).

L’opposition Nature/Culture, qui fait que les animaux relèvent de la première catégorie et l’homme de la seconde, est de plus en plus discutable. Depuis le développement de l’éthologie, le ‘propre de l’homme’ rétrécit chaque année. Plus personne n’ose défendre la théorie de ‘l’animal-machine’ de Descartes, car qui prétend encore que les animaux ne sentent et ne pensent pas ? Des rudiments de culture sont connus chez les macaques japonais (qui apprennent à laver leur nourriture) et les chimpanzés (qui cassent leurs noix différemment selon les groupes). L’intelligence est indéniable à des degrés divers en particulier chez les mammifères, l’abstraction chez les abeilles, les outils chez diverses espèces et même la morale chez les singes. Reste heureusement le langage dont personne ne doute encore que l’homme possède là le système de communication le plus sophistiqué, mais les chimpanzés sont capables d’apprendre le langage par geste des sourds-muets. Du fait même de cette différence de degré entre les animaux et nous, y compris dans le domaine réservé de la communication, il n’y a pas de différence de nature. D’ailleurs le chimpanzé est séparé de l’homme par à peine plus de 1% de divergence génétique quand tous deux différent du gorille par 2,3%. Or les grands singes ont seulement été connus en occident au XVe siècle et les grecs, qui ont défini l’Homme (toujours raisonnable) par opposition à l’Animal (toujours instinctif), ignoraient ce trait d’union entre humains et non-humains…

Depuis une vingtaine d’années, Frans de Waal[2], profitant de son statut hybride de psychologue et de primatologue, fait au niveau international le lien entre la biologie et la philosophie. L’éthologie ou science du comportement animal a été malheureusement vulgarisée chez nous par Konrad Lorenz auteur de « L’agression, une histoire naturelle du mal » ((traduction en 1969 chez Flammarion) ou pire par Robert Ardrey, auteur de « Les enfants de Caïn » (1963, Stock). Cette vision pessimiste et pseudo scientifique des bases biologiques de la nature humaine -que le débat sur la sociobiologie de Wilson[3] n’a fait qu’obscurcir- a abouti au déni du lien étroit qui nous relie aux ‘bêtes’. Plusieurs auteurs, surtout philosophes, remettent en question ce dogme occidental de la Culture sacralisée et désincarnée, amplifié chez les cartésiens que nous sommes : ils sont en train de combler cette lacune dans la relation Homme/Animal qui pourtant détermine dans notre civilisation le statut d’humain[4].

Frans de Waal aborde de front les conséquences philosophiques de notre parenté étroite avec les singes. Ses livres constituent une introduction à cette pensée iconoclaste qui nous oblige à renverser notre point de vue centré depuis plus de 2000 ans sur l’Homme. Il attaque en particulier  ‘la théorie du vernis’ qui considère la moralité comme une fine enveloppe recouvrant une nature humaine considérée dès l’abord comme mauvaise. Il explique comment nous sommes issus de l’évolution d’une longue lignée d’animaux qui s’occupent des plus faibles, qui établissent entre eux des liens de coopération et d’empathie, cette même entraide que Pierre Kropotkine a mise en évidence et dont les bases génétiques ont été confirmées ces dernières années chez la plupart des mammifères sociaux (lire le livre récent d’Yves Christen cité dans la note précédente). Loin d’empêcher le libre-arbitre chez un être où la part de culture est si forte, ces aptitudes réconcilient l’homme avec le monde vivant.

 

LE TABOU DE LA GENETIQUE

Ce faux dilemme, qui nous oblige à trancher entre l’action des gènes et celle de l’environnement, entraîne bien sûr des conséquences philosophiques et politiques. Par exemple, dans le débat entre Sarkozy et Onfray (‘Philosophie Magazine’ d’avril 2007), tout le monde a retenu que le premier voulait détecter les délinquants dès l’enfance, ce qui est bien sûr naïf et répressif. Mais qui a été choqué que le deuxième ait nié l’action des gènes chez l’homme (« Je pense que nous sommes façonnés, non pas par nos gènes, mais par notre environnement, par les conditions familiales et socio-historiques dans lesquelles nous évoluons. ») ? Ainsi un anticonformiste notoire a-t-il utilisé un poncif que n’importe quel trisomique contredit par sa seule présence mais que beaucoup d’intellectuels admettent sans examen critique…

Les exemples de débats faussés seraient légion mais citons encore André Pichot, historien des sciences au CNRS, qui a publié « La société pure, de Darwin à Hitler » (2001, Champs-Flammarion). Il conclut ainsi une lettre ouverte parue  dans ‘Le Monde’ du 25 juin 1998 sous le titre « Darwinisme, altruisme et radotage » à propos de la génétique : « S’agit-il de redorer le blason d’une discipline discréditée ? Pense-t-on vraiment que l’hérédité de l’altruisme et la biologie des bons sentiments seront mieux acceptées que le chromosome du crime et le gène de l’homosexualité ? Les premières sont certes plus ‘politiquement correctes’ que les seconds, mais elles sont tout aussi stupides et aussi peu scientifiques car, jusqu’à preuve du contraire, en génétique, l’hérédité s’arrête à la structure des protéines. » Dans cette caricature de la génétique truffée de contrevérités (l’hérédité ne s’arrête évidemment pas à la structure des protéines !), pourtant publiée par un grand journal et écrite par un spécialiste du concept de gène, on croit revenir au stalinisme par un néo-lyssenkisme et on mesure combien la génétique du comportement continue dans notre pays à sentir le soufre. La gauche pré-darwinienne -du 18éme siècle ou d’aujourd’hui- me paraît s’être enfermée dans une impasse qui l’a conduite à deux dénis : 1)rien dans le comportement humain n’est inné et 2)Kropotkine s’est fourvoyé en défendant cette position incompatible avec la pensée de gauche[5].

En fait, Michel Onfray n’est pas aussi caricatural qu’il le laissait penser dans le débat précédent ou bien il a évolué depuis. Sa chronique mensuelle de mars 2008 que l’on peut trouver sur son blog, s’intitule ‘Pour une gauche darwinienne’[6] ! Il y confond allégrement lamarckisme et darwinisme (« L’éducation permet la transmission de ces caractères qui, innés, raffinés, transmis, évoluent en caractères acquis. »). Mais, surtout, il conclut, exactement comme Peter Singer et l’auteur de cet article, par ce raccourci saisissant : « Dès lors, restaurons l’honneur perdu de Darwin en l’arrachant aux griffes de ceux qui, libéraux, racistes, eugénistes, colonialistes, impérialistes, ont confisqué les découvertes du scientifique pour justifier leurs basses œuvres. Contre ce tropisme de droite, enseignons donc le Darwin qui célèbre l’humanité du mammifère susceptible de solidarité, naturellement doué pour l’entraide, capable d’éducation mutuelle, porteur d’un sens inné de la république (au sens étymologique : de la chose publique), ce qui définit les fondamentaux d’un programme de gauche. ».

 

JETER LE BEBE AVEC L’EAU DU BAIN ?

On comprend, bien sûr que, comme dans toute ‘Guerre des sciences’[7], les chercheurs des sciences humaines défendent leur domaine des incursions de plus en plus fréquentes des ‘barbares’ des sciences de la vie… On comprend plus encore qu’après toutes les dérives à partir de la découverte explosive de Darwin, les penseurs de gauche préfèrent éviter ce terrain mouvant qu’ils connaissent mal. Mais n’est-ce pas le lot de toute grande explication du monde d’être revendiquée par tous, comme nous l’avons vu tenter pour l’Evolution par la psychanalyse (Freud), le marxisme (Engels-Marx), l’eugénisme (Galton), le nazisme (Glumpowicz), le matérialisme (Haeckel), le capitalisme (Spencer), le socialisme (Kropotkine) et qui l’a été aussi dans bien d’autres domaines moins controversés comme la médecine, l’écologie, la psychologie, l’agronomie. Ces récupérations de tous bords, cet intérêt immense et toujours grandissant ne font que démontrer que Darwin avait vu juste. L’Evolution a résisté à un siècle et demi de remises en question de droite et de gauche, de croyants et -plus paradoxalement- d’athées. Ce n’est pas un effet de mode, un argument d’autorité ou un besoin d’idole qui l’a rendu incontournable dans la pensée moderne. Plutôt que fuir la réalité et la nier en refusant de concilier notre vision du monde avec les connaissances scientifiques, ne vaut-il pas mieux l’affronter et essayer de l’intégrer dans une synthèse plus vaste comme l’a réussi si brillamment Kropotkine ?

La biologie, au fur et à mesure de ses avancées méthodologiques (procréation assistée, implantation d’embryons, mères porteuses, etc.) et conceptuelles (conséquences sociales de l’Evolution comme le ‘Créationnisme’ et le ‘Dessein Intelligent’), pose des problèmes nouveaux qui nécessitent une analyse pouvant être modifiée en fonction des connaissances. Ces réalités s’imposent cependant à nous en bouleversant l’éthique et la sociologie, que les spécialistes de ces domaines le veuillent ou non. Heidegger accusait la science de ne pas penser mais, tout au contraire, la biologie évolutive produit du sens. Encore faut-il ne pas le nier et faire l’autruche, même si le terrain est inconnu et parfois miné par les éclaireurs. Quand la voie est ouverte, on ne peut se contenter d’écarter les curieux par des épouvantails journalistiques comme le chromosome du crime ou le gène de l’homosexualité qui sont bien évidemment multifactoriels et n’invalident pas l’héritabilité de traits comportementaux beaucoup moins complexes. Il faut donc garder l’esprit ouvert mais critique pour analyser les conséquences possibles de ces découvertes révolutionnaires.

L’histoire des sciences commence à rendre justice à Kropotkine et, hormis les intégrismes religieux d’orient et d’occident, elle l’a déjà fait pour Darwin dont on fête partout le bicentenaire de la naissance. Ce dernier était loin d’être l’affreux que beaucoup ont voulu en faire afin de pouvoir refuser les conséquences de sa découverte majeure. Bien qu’abordant un domaine de la biologie aux retombées sociales fracassantes, il n’a pas cédé aux extrapolations faciles et hasardeuses sur les inégalités humaines. A la différence de ses critiques d’hier et d’aujourd’hui, Darwin ne confond pas les ‘faits’ scientifiques avec les ‘valeurs’ morales qui en sont tirées. Comme n’importe qui, c’était un homme de son époque mais, avec le recul, il reste étonnant par son mélange de hardiesse intellectuelle et de prudence. Cet équilibre l’a empêché de se compromettre avec certains de ses disciples les plus exaltés (qui voulaient le rallier à leur cause douteuse), mais pas d’assumer les conséquences ultimes de ses découvertes sur les sociétés humaines dans cette époque coloniale où il paraissait évident de placer l’homme blanc au sommet de la Création.

 

POUR UNE GAUCHE DARWINIENNE

Comme l’avait déjà compris Darwin qui était dépassé par sa découverte et en était angoissé, l’Evolution n’est plus linéaire dans ce système explicatif complexe et dérangeant. L’Homme n’en est plus le couronnement comme il est dit dans la Bible chrétienne ou humaniste. Le christianisme pas plus que le marxisme n’existe dans la nature mais que dire du capitalisme ? Le darwinisme social comme les autres totalitarismes masqués reste tapis et profite de cet éternel divorce entre l’économique et le social, tant il est stimulant de se considérer comme un élu quand on a beaucoup travaillé pour acquérir l’argent et le pouvoir, tant il est utile de coloniser les imaginaires des exploités pour les empêcher de se révolter. Des darwinistes sociaux d’aujourd’hui comme Alain Minc continuent à asséner que le capitalisme est naturel et le socialisme culturel… Faut-il le nier par principe ? Pourtant dans les cours universitaires de biologie, on apprend aujourd’hui que l’altruisme est tout aussi naturel -et amoral- que l’égoïsme, les deux s’équilibrant chez les mammifères sociaux[8].

Au lieu de rejeter en bloc cet argument provocateur des théoriciens du libéralisme, pourquoi ne pas admettre que le capitalisme s’appuie sur des bases naturelles ? Ne serait-ce que pour montrer son lien caché avec la lutte pour la vie au sens étroitement darwinien et même pathologique par ses excès que nous subissons en ce moment même du fait qu’il constitue la seule force économique et évolutive… Son apologie de l’individualisme -au sens non pas libertaire mais bourgeois- s’apparente à un égoïsme extrême mis en œuvre en particulier dans la compétition.

Mais alors pourquoi le socialisme ne serait-il pas tout autant naturel ? Il s’appuie sur les valeurs opposées de l’entraide qui constituent le contrepoids dans la saga de l’évolution du comportement social et qu’a relevé Kropotkine en prolongeant Darwin. L’entraide -comme la compétition- a bien sûr une composante culturelle mais, s’il faut en croire Kropotkine et bien des biologistes modernes, elle ferait elle aussi appel à des aptitudes innées à la coopération, à l’altruisme, qui se rencontrent partout dans la nature, y compris humaine. Peter Singer  -dont ‘La libération animale’, traduite en 1993 chez Grasset, a été publiée en un demi-million d’exemplaires- intitule d’ailleurs son programme : ‘Construire une société  plus axée sur la coopération’ dans l’incontournable ‘Une gauche darwinienne’(traduit en 2002 chez Cassini). A l’issue d’un débat entre Bakounine et Marx sur la nature humaine, il conclut : « La gauche a besoin d’un nouveau paradigme ».

 

Paru dans la revue REFRACTIONS N°23, automne 2009

 

NOTICE AUTEUR : L’auteur possède une formation double en sciences humaines et en sciences de la vie. Spécialiste de l’écologie comportementale des vertébrés, il était Directeur de recherche au CNRS et a dirigé pendant 13 ans un laboratoire d’écologie-éthologie. Il a effectué de nombreuses missions sur le terrain, en particulier en forêt équatoriale à travailler sur les singes et en Antarctique où il a passé huit ans et demi à étudier les oiseaux et mammifères marins. Il consacre sa retraite à l’écologisme et à la cause animale.

 


[1] ‘Désigne l’interaction des facteurs génétiques avec ceux propres aux processus du développement par lesquels le génotype est exprimé dans le phénotype’ (d’après le ‘Dictionnaire encyclopédique des sciences de la nature et de la biodiversité’ de François Ramade, 2008, Dunod).

[2] WAAL Frans de, 1995, La politique du chimpanzé, Odile Jacob (traduction & réédition) ; 1997, Le bon singe, les bases naturelles de la morale, Bayard-Science (traduction) ; 2006, Le singe en nous, Fayard (traduction).

 

[3] WILSON E.O., 2000, L’unicité du savoir. De la biologie à l’art, une même connaissance, Laffont (traduit).

 

[4] BURGAT Florence, 1997, Animal, mon prochain, Odile Jacob;  CHRISTEN Yves, 2009, L’animal est-il une personne ? Flammarion ; CYRULNIK Boris, 1983, Mémoire de singe et paroles d’homme, Hachette & 1998, Si les lions pouvaient parler. Essais sur la condition animale, ouvrage collectif, Gallimard ; FONTENAY Elisabeth de, 1998, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard ; LESTEL Dominique, 2001, Les origines animales de la culture, Flammarion ; PROUST Joëlle, 1997, Comment l’esprit vient aux bêtes, Gallimard.

 

[5] Le livre le mieux argumenté pour dénoncer ce danger du biologisme en sciences humaines est ‘Critique de la sociobiologie’ de Marshall Sahlins (traduit en 1980 chez Gallimard).

[6] C’est Peter Singer, dans sa brochure citée à la fin, qui a inventé cette dénomination parlante que nous reprenons aussi dans notre titre.

[7] Lire pour plus de détails, l’article du même auteur paru sous ce titre dans le n°13 de Réfractions.

[8] J’ajouterais, y compris chez l’homme où le culturel prend en grande partie le relais des pulsions biologiques, ce que tout le monde admet et qui explique que nous soyons le seul être vivant que l’on puisse convaincre de sacrifier sa vie pour un groupe social immense et anonyme appelé ‘patrie’…

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