Par Pierre JOUVENTIN - Ethologiste - Directeur de recherche au CNRS
La rédaction de Pro-Anima a probablement fait un mauvais choix en me demandant de rédiger l’éditorial de ce numéro. Je suis assurément un scientifique, ancien Directeur de Recherche en écoéthologie des oiseaux et mammifères, ancien Directeur de laboratoire du CNRS, et opposé à l’expérimentation animale. J’ai même refusé de pratiquer la vivisection en travaux pratiques de physiologie animale, ce qui reste obligatoire un demi-siècle plus tard dans le cursus universitaire d’un biologiste… Je n’ai pu soutenir ma thèse d’Etat en sciences et obtenir un poste de chercheur qu’après avoir obtenu une dispense auprès d’une commission d’équivalence qui a tenu compte de mes autres diplômes. Pourtant je ne suis pas pour cela un inconditionnel estimant que toutes les expériences sur l’animal sont inapplicables à l’homme du fait que l’on peut difficilement extrapoler d’une espèce à l’autre.
Ma position est plus nuancée. J’estime que la plupart des expériences sur l’animal pourraient être évitées, y compris dans le domaine-tabou de la médecine, et que pour ce qui reste, je suis prêt à prendre mes responsabilités en acceptant de vivre dans un monde où l’homme choisit de ne pas exploiter toutes les opportunités qui se présentent, que ce soit en tourmentant les animaux ou en massacrant la nature. Pour moi, il n’y a pas à choisir entre l’homme et l’animal ou entre l’homme et la nature, puisqu’ils ne sont pas inconciliables et qu’ils sont même indissolublement liés. Nous sommes dans le même bateau et si la tempête s’est levée, c’est au contraire parce que nous avons voulu séparer le poisson rouge de son aquarium, le primate-chasseur de sa famille biologique.
Je n’ai jamais compris pourquoi il fallait que notre espèce s’oppose aux autres et les asservissent, comme le préconisaient la Bible puis Descartes. Pourquoi l’humanisme imposerait-t-il de renier ‘nos frères, les animaux’ (comme les nommait François d’Assise) alors qu’il est possible d’élargir ce respect de la vie au reste de la Création, que l’on appelle aujourd’hui la biodiversité ? Cela n’a rien de révolutionnaire, d’irrationnel ou même de nouveau puisqu’avant l’avènement des trois monothéismes (judaïsme, christianisme, islam), c’était la règle générale dans la plupart des civilisations, de l’Egypte antique à l’Inde actuelle., Les penseurs qui ne sont pas ‘anthropocentrés’ (c’est-à-dire qui ne contemplent pas leur nombril) comme Edgar Morin[1] ou Jared Diamond[2] lancent un cri d’alarme pour éviter le pire qu’ils entrevoient au fond de l’impasse de ce monde surpeuplé et pollué où les ressources naturelles commencent à s’épuiser. Ce ne sont pas des sectaires, pessimistes, misanthropes qui refusent le progrès scientifique et médical mais des ‘lanceurs d’alerte’ qui savent que dans cinq ans la calotte arctique aura disparu en été, que le nucléaire constitue une épée de Damoclès depuis Tchernobyl et Fukushima, que nous sommes entrés dans la plus grande et la plus rapide période d’extinction de la biodiversité -due uniquement à l’homme- que la planète ait jamais connue.
Ce respect de la vie n’est pas seulement une opinion religieuse ou philosophique, c’est aussi une conséquence logique du darwinisme, donc de la science officielle et reconnue. Tous les gens cultivés admettent en effet aujourd’hui que notre espèce a une origine animale. Ce n’est plus une théorie, une interprétation, c’est un fait indiscutable prouvé par exemple par le séquençage d’ADN qui mesure nos affinités avec les autres espèces et en particulier les chimpanzés dont nous sommes différents génétiquement par à peine plus d’1%. Cette parenté n’est pas seulement morphologique mais psychologique, comme le confirment depuis un demi-siècle toutes les découvertes de l’éthologie. Qui aurait encore le front d’affirmer comme Descartes et ses successeurs que les animaux ne pensent pas et ne souffrent pas ? Dans une expérience récente[3], les rats libéraient d’abord un congénère enfermé avant d’aller se régaler de friandises… A ce sens de l’empathie qui nous paraissait, il y a peu, une spécificité humaine, j’ai ajouté cette année la découverte involontaire de l’altruisme chez le loup, ce mal-aimé et ce bouc-émissaire, que j’ai décrite dans un livre[4].
A chaque découverte de l’éthologie, ‘le propre de l’homme’ rétrécit comme une peau de chagrin, nous réconciliant du même coup avec notre famille d’origine. Est-ce à dire que l’homme n’a rien d’original ? Non, bien sûr. Son énorme cerveau, qui a permis une telle sophistication dans la communication et la culture, est sans rival dans le monde animal mais toutes ses soi-disant originalités ne sont que le développement de caractères qui existent dans d’autres espèces. On ne peut que répéter ce qu’affirmait Darwin, il y a un siècle et demi, à propos de la morale, un autre bastion de ‘l’exception humaine’ [5]: « Il y a une différence de degré mais non de nature entre l’homme et les autres espèces ». Avec un autre critère de supériorité que les capacités cognitives, avec par exemple les capacités olfactives, nous deviendrions un ‘illettré’ face à notre chien !
Contrairement à ce que nous avons appris de nos maîtres à penser imbus de leur supériorité sur l’animal (et qui est rarement remis en question dans notre pays où le darwinisme a mis un siècle pour être compris), il n’est pas objectif et donc scientifique de prétendre que nous sommes l’aboutissement de l’Evolution : c’est un jugement de valeur très discutable. Ce que l’on a longtemps appelé l’échelle des êtres ou de Jacob se sert d’une complexité croissante indéniable lorsqu’on passe des infusoires aux poissons, batraciens, reptiles, oiseaux, mammifères, pour en déduire une relation hiérarchique entre les êtres vivants avec l’homme au sommet. On oublie qu’un chimpanzé est aussi spécialisé et aussi ancien que l’homme : ce n’est pas notre ancêtre mais notre cousin… D’ailleurs, les préhistoriens viennent de découvrir qu’il y a 50.000 ans, cohabitaient sur terre non pas un mais quatre hommes : notre ancêtre Homo sapiens le bien nommé, l’homme de Neandertal disparu mystérieusement à l’arrivée du précédent, l’homme de Flores haut d’un mètre et doté d’un cerveau de la grosseur d’une orange, enfin un Homo erectus survivant dans l’île de Java, l’homme de Solo.
Bref, il y a une autre révolution copernicienne à accomplir : l‘homme n’est pas plus le centre du monde vivant que la terre n’est le centre du système solaire !
[1] http://www.rue89.com/entretien/2011/01/23/edgar-morin-une-voie-pour-eviter-le-desastre-annonce-187032
[2] http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/09/27/l-homme-animal-suicidaire
[3] Publiée dans la revue scientifique majeure ‘Science’ du 8 décembre 2011.
[4] ‘Kamala, une louve dans ma famille’, publié chez Flammarion en 2012. Voir sur internet http://kamala-louve.fr/
[5] ‘La fin de l’exception humaine’ par Jean-Marie Schaeffer paru en 2007 chez Gallimard.