Le dernier opus de notre ami Fabrice Nicolino : à lire absolument pour mieux comprendre comment l'industrialisation de l'agriculture, sous l'emprise d'une technocratie arrogante et destructrice, a abouti à un colossal désastre. Nous vous proposons ci-après l'extrait que Fabrice a publié sur son blog (incontournable lui aussi !) "Planète sans visa".
Je ne peux pas tout te raconter ici, mais je suis sûr que dans ton village ou autour, tu as entendu parler de leurs prouesses. Toute l’architecture du ministère de l’Agriculture – et en partie de celui de l’Environnement, créé en 1971 -, c’est eux. Toutes les administrations centrales, presque toutes les directions départementales de l’agriculture (DDA), l’Office national de forêts (ONF), et un nombre proprement incalculable de trucs et machins publics ou parapublics ont été, sont ou seront dirigés par cette « noblesse d’État » analysée par Pierre Bourdieu dans un livre du même nom. Ils survivent à tous les changements de régime, guerres et révolutions comprises. Comment ne mépriseraient-ils pas ces ministres qui viennent se pavaner un an ou deux sous des ors dont ils ne savent rien, quand les ingénieurs ont tout pensé, planifié et réalisé depuis des dizaines d’années, sinon des siècles ?
Pour en revenir à ton cas personnel, Raymond, je n’aurai qu’un mot, celui de remembrement. Celui-là, je suis certain que tu le connais. Pour les ingénieurs, pour les politiques, pour les « syndicalistes » paysans, pour les chercheurs de l’Inra, il fallait faire exploser le cadre foncier hérité de 1000 ans d’histoire. Je vais te dire : comme c’était chiant ! Comme le lacis des propriétés agricoles était compliqué ! Les héritages et leurs infernales règles, les spoliations, les expropriations, les révolutions avaient transformé la carte du monde paysan en un labyrinthe dépourvu du moindre fil d’Ariane.
Je me souviens d’une discussion d’il y a vingt ans avec Bernard Gérard, alors délégué en Bretagne du Conservatoire du Littoral. Il cherchait à acheter en notre nom à tous des propriétés situées près de la pointe du Raz, dans le Finistère. Et il m’avait montré sur la carte combien c’était difficile. On y voyait les marques du passé, sous la forme de bandelettes de terre de quelques dizaines de mètres de largeur, sur peut-être 200 mètres de longueur. Pour chaque bande, un héritier. C’est ainsi que les familles paysannes réglaient le sort de leur bien. En le divisant sans cesse et sans fin entre les héritiers de la maison, jusqu’à rendre l’avenir impossible.
Ce jour-là, j’ai compris que les campagnes pouvaient, devaient être changées. Aucune structure ne doit rester trop longtemps dans la poussière du temps. J’en suis bien d’accord. Mais fallait-il vraiment ravager ? Fallait-il imposer la loi abstraite des machines et du fric à ce qui était tout de même une fabuleuse manière de vivre ? Qui étaient ces Igref pour oser détruire le sens d’une présence millénaire, le nom des buttes et des champs et des chemins creux et des rus ?
On trouve dans un article de Jean Roche, Inspecteur général du Génie rural, paru en 1951 (Les aspects essentiels du remembrement rural en France) la teneur, et même la saveur de ce qui allait se passer. Citant Henry Pattulo, auteur d’un livre sur l’état de l’agriculture, en 1758, Roche, 200 ans plus tard, note : « Le remembrement des terres n’est pas, en France, un problème nouveau ; les conséquences néfastes pour la culture du parcellement des exploitations ont été dénoncées depuis fort longtemps (…) Que dirait aujourd’hui Pattullo, en voyant des tracteurs condamnés à évoluer sur nos parcelles de culture actuelles dont la surface moyenne est voisine de 75 ares ? ».
Oui, Raymond, qu’aurait dit ce Pattulo que l’on convoquait ainsi près de deux siècles après sa mort ? L’horrible situation ne pouvait durer plus longtemps : les machines devaient pouvoir passer librement sans tous ces repères dans le paysage – autant d’obstacles – que les hommes avaient imaginés pendant ce si long apprivoisement des terres de France.
Et passant sans entrave, elles feraient des miracles, ainsi que le précisait un peu plus loin, dans le même article, l’Inspecteur Jean Roche : « On conçoit donc que les avantages directs du remembrement, qui sont considérables, ont fait l’objet de nombreuses études et l’on peut traduire d’une manière simple en indiquant qu’en moyenne l’augmentation de rendement peut atteindre 15 % et la diminution des frais d’exploitation 30 %. Mais le remembrement ne peut donner son plein effort que s’il tend, à l’intérieur d’une exploitation déterminée, à donner une structure d’accueil convenable à la traction mécanique ».
Le remembrement avait pu exister et remodeler au passage quelques centaines de milliers d’hectares, mais ce qui commence dans les années Cinquante est une révolution des paysages et un incroyable hold-up sur les terres. Je suis bien certain que tu as vu cela de près, et je serai donc rapide, Raymond. Soit une commune quelconque. Un proprio a l’intuition qu’il a tout à gagner d’une nouvelle répartition des terres. Il envoie une demande au préfet, qui réunit une Commission Communale d’Aménagement Foncier (CCAF). Celle-ci est pleine de proprios triés sur le volet, d’un juge, de trois envoyés de la Chambre d’agriculture, eux aussi triés sur le volet, et de deux représentants de la direction départementale de l’agriculture (DDA), aux mains des Igref. Dans cette sinistre comédie, les Igref sont le moteur et l’accélérateur, car ils ont dans leur tête le schéma d’ensemble : place au neuf !
En théorie, il s’agit d’un échange. Monsieur A donne à monsieur B un bout de terre et reçoit en échange un autre bout de valeur agronomique équivalente. À terme, la carte agricole est redessinée, les propriétés rassemblées, agrandies, et la sacrosainte productivité explose. Une association foncière achève le boulot sous la forme de nouveaux chemins agricoles, de « recalibrage » de ruisseaux, tous travaux sur lesquels les Igref touchent des « indemnités compensatoires ». C’est l’une des clés de la construction. Ils touchent. Sur les installations d’irrigation pour les terres trop sèches, sur le drainage des terres trop humides, sur le moindre arrachage d’une haie ou d’un arbre. Tout le monde est content, sauf les innombrables victimes du changement, auxquelles ce dernier est imposé par la loi. Impossible de dire non ! Inutile !
L’histoire de ce colossal désastre technocratique reste à écrire, et ne le sera peut-être jamais. Où sont les sources ? Mortes sans laisser la moindre adresse à ceux de l’avenir. À l’arrivée, 17 millions d’hectares – 170 000 km2 ! – sur 29,5 millions d’hectares de Surface agricole utile (SAU) ont été remembrés. Sur les cartes les plus fines, celles au 1/25 000, le tracé des parcelles est méconnaissable. Bien sûr ! bien sûr, le remembrement a aussi, au passage, amélioré quantité de situations injustes, parfois infernales. Ce n’est pas le principe du mouvement qui est en cause, mais ses objectifs et son déroulement en Blitzkrieg. Prenons l’exemple affreux de Geffosses, dans la Manche. En octobre 1983 – car cela a duré et dure encore -, Georges Lebreuilly, petit paysan, apprend qu’un remembrement est prévu. Jusqu’ici père peinard, avec ses 25 vaches et ses 20 hectares de prairies naturelles, il va se transformer en activiste.
La réunion de lancement ? Sous la conduite de la DDA bien sûr, et donc des Igref, en présence de propriétaires qui sont aussi conseillers municipaux, le grand chambardement est programmé. Une bataille au couteau commence, qui voit Lebreuilly devenir maire, qui voit Lebreuilly se jeter sous les chenilles des bulldozers, pour sauver un chemin creux. 160 gendarmes rétablissent l’ordre officiel, et pour finir, après la découverte par Lebreuilly de singulières pratiques concernant les travaux « publics », un armistice est conclu. D’un côté, l’essentiel du remembrement est fait, avec par exemple le bétonnage de l’ancien chemin-rivière où Georges allait se promener le dimanche. De l’autre, 80 km de haies ont été sauvés in extremis. Il aurait fallu 10 000 de ce Georges Lebreuilly, qui fit élever sur place, en 1994, un monument aux victimes du remembrement. On y peut lire : « C’est parce qu’ils sont subi la tyrannie du système administratif que des hommes ont édifié ce monument. Opprimés mais debout pour défendre la liberté et les droits de l’homme ».
Je te parlais plus tôt du monument aux morts de Cazalrenoux, et comme tu le vois, il y a bien des manières de mourir. On peut même être vivant et transporter avec soi le souvenir de morts anciennes. Il y a huit ans, j’ai rencontré en Bretagne Bruno Bargain, qui est l’un de nos grands ornithologues. Il passe une partie de chacun de ses étés dans la baie d’Audierne, à baguer des piafs de 12 grammes en partance pour l’Afrique tropicale. C’est aussi un Breton, qui fut un gosse du bocage, quand ce mot désignait un équilibre déroutant entre les ressources du lieu, bêtes comprises, et ses fragiles habitants humains.
À Plonéour-Lanvern, alors que nous étions arrêtés devant une morne étendue, il m’avait dit : « On ne peut pas se rendre compte. La blessure est si profonde ! Est-ce que tu vois ce champ tout au loin, dont le bout touche le clocher ? Dans mon enfance, il y avait à la place dix parcelles, peut-être plus. Avec des centaines de rangées d’arbres dans tous les sens, qui créaient une sorte de mystère. Qu’y avait-il derrière le talus ? ».
Le dimanche de Pâques, Bruno se levait et partait à pied avec son grand-père, passant d’un champ de patates à un carré de luzerne, suivant un chemin creux, poussant la porte d’une haie dense, qui ouvrait sur un nouveau petit pays. Le but du voyage était de ramener dans la casquette des œufs de merle ou de grive, pour préparer à la maison la grande omelette du jour de fête. Bruno : « Il y avait des nids partout, à profusion. Chaque parcelle abritait sa compagnie de perdrix grises ». Et question oiseaux, je répète qu’il sait de quoi il parle.
Ainsi disparut la Bretagne. Selon les estimations de Jean-Claude Lefeuvre, un universitaire de réputation mondiale, 280 000 kilomètres de haies et de talus boisés auraient été arasés dans cette région entre 1950 et 1985. 280 000 km. Soit 7 fois le tour de la Terre. Pour la seule Bretagne.
C’est à pleurer, et je te jure bien que certains soirs, pensant à ce merdier si désespérant, je n’en suis pas bien loin. Mais au fait, ces Igref dont je te rebats les oreilles, que sont-ils devenus dans la tourmente ? Précisons tout de suite que, malgré leur pouvoir immense, ils n’ont jamais été plus de 1500 en activité. Mais quelle activité ! En 2009, l’imagination bureaucratique au pouvoir décide de fusionner le corps des Igref avec celui des Ponts et Chaussées, ce qui donnera une énorme boursouflure techno appelée corps des Ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts (Ipef).
Les ingénieurs des Ponts sont une caste voisine, née en 1716, entièrement vouée à la révolution industrielle. Ses ingénieurs – un peu plus de 1500 en 2009, année de la fusion – ont démembré la France comme bien peu. On leur doit canaux et rivières « rectifiées », équipements touristiques et barrages, routes et autoroutes, ports et aéroports, châteaux d’eau et ronds-points, et même un peu de nucléaire sur les bords. Inutile de dire que l’alliance des Igref et des Ponts nous prépare de nouvelles surprises, dont les nanotechnologies ne sont que l’un des nombreux hors d’œuvres. La droite avant 2012 avait dans ses premiers rangs des Igref de poids, comme Nathalie Kosciusko-Morizet. La gauche, après 2012, aussi. On ne parle pas encore beaucoup de Diane Szynkier, animatrice du pôle écologique du candidat François Hollande. Cela viendra certainement. Elle est jeune, compétente, Igref. Son heure viendra donc.
Raymond, ne va surtout pas croire que je ricane en mon for intérieur d’avoir ainsi ferraillé contre tous ces si braves gens. Même si je rigole un peu, c’est pour mieux cacher le reste. Allons, n’en restons pas là. Le philosophe Paul Ricœur a donné au journal Le Monde, dans son édition du 29 octobre 1991 un entretien dont j’extrais ceci : « Il ne s’agit pas de nier l’existence de domaines où des compétences juridiques, financières ou socio-économiques très spécialisées sont nécessaires pour saisir les problèmes. Mais il s’agit de rappeler aussi, et très fermement, que, sur le choix des enjeux globaux, les experts n’en savent pas plus que chacun d’entre nous. Il faut retrouver la simplicité des choix fondamentaux derrière ces faux mystères ». C’est pas si mal résumé.
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