Konrad Lorenz était-il nazi ?


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Konrad Lorenz suivi de ses oies qui le prennent pour leur parent après imprégnation sociale à l’éclosion


extrait du livre "La face cachée de Darwin" de  Pierre Jouventin

Ancien Directeur de recherche au C.N.R.S. en éthologie des oiseaux et mammifères

Ancien Directeur de laboratoire C.N.R.S. d’écologie


La publication de l'Agression, une histoire naturelle du mal (1963) par Konrad Lorenz (1903-1989) a connu un succès mondial et constitué le point d’orgue de cette époque d’apologie de la lutte pour la vie. Dans ce livre qui défendait une sociologie fondée sur la biologie, on peut lire : « Le facteur sélectif était dorénavant la guerre entre hordes voisines d’hommes ennemis. Cette guerre a dû provoquer une sélection extrême de […] vertus guerrières. ». Ce qui constitue une sorte d’écho à Darwin qui, dans ‘La descendance de l’homme’, écrivait : « Lorsque, de deux tribus voisines, l’une devient moins nombreuse et moins puissante que l’autre, le conflit est promptement réglé par la guerre, les massacres, le cannibalisme, l’esclavage… » Les deux auteurs considéraient cependant l’agressivité comme un instinct que l’on doit sublimer.

En mettant en place au milieu du XXe siècle le programme de recherche de la nouvelle science, Lorenz, fondateur de l’éthologie, se voulait un continuateur de l’œuvre darwinienne, faisant en particulier appel à la comparaison entre espèces. Darwin, en effet, n’a pas été seulement le père des sciences de l’évolution, aujourd’hui florissantes, mais l’un des pères-fondateurs de l’écologie scientifique qui a précédé d’un siècle l’écologie politique : ses contributions ont commencé par un mémoire expliquant la formation des îles coralliennes et se sont terminées par un livre sur le rôle majeur des vers de terre ! Il peut aussi être considéré avec l’entomologiste Henri Fabre comme un précurseur et un fondateur de l’éthologie par son livre publié en 1874 ‘L’expression des émotions chez l’homme et l’animal’ qu’il qualifiait de ‘dada’ dans une lettre à Wallace.Dès la naissance de cette science, il établissait ainsi le pont entre notre espèce et les autres sur le plan psychologique, ce qui était très en avance sur son époque… et encore la nôtre !

Pourtant, Lorenz a fait un contre-sens en imaginant que les animaux défendent leur espèce, catégorie qui s’est révélée ne signifier rien pour eux, alors que Darwin, pourtant antérieur, avait vu plus loin en parlant d’individus qui se reproduisent plus ou moins, pensée populationnelle que la génétique a confortée. En insistant par exemple sur les postures de soumission des loups

(et donc des chiens qui en sont les descendants domestiques), Lorenz entretenait une mystique d’évitement de la lutte entre les membres de l’espèce, alors que dans une logique darwinienne, les animaux s’économisent pour éviter des conflits dangereux mais ils sont tout à fait capables de luttes intestines si besoin est. Ce déni de la compétition dans le monde animal et humain, qui exclut la concurrence intraspécifique et s’oppose à la sélection naturelle, imprégnait encore plus les socialistes qui feront l’objet du prochain chapitre, et en particulier les marxistes qui ont toujours eu du mal à comprendre le darwinisme.

Comme Albert Camus pris à parti à Stockholm par un algérien du F.L.N., Lorenz après le prix Nobel de 1973 a été accusé dans les revues américaines de science d’être ‘un sympathisant nazi’, mais, là, le dossier n’était pas vide. C’est le même procédé d’amalgame avec la barbarie qu’André Pichot utilise dans le titre de son livre ‘La société pure-De Darwin à Hitler’ [1]: si Darwin n’avait de critiquable, comme nous l’avons vu, aucun acte public mais seulement quelques phrases, Lorenz possédait une carte du parti nazi et, eugéniste convaincu, il était membre de son ‘Département de politique raciale’. A cette époque, il fut l’auteur de phrases malheureuses comme celles-ci : « La pensée raciste en tant que fondement de notre Etat a déjà infiniment œuvré dans ce sens […] Nous avons l’obligation et le droit de nous fier aux saines intuitions des meilleurs d’entre nous et de leur confier la sélection déterminant la prospérité ou la ruine de notre peuple. »[2] Lors de la déclaration de guerre de la Grande Bretagne à l'Allemagne, il a écrit dans une lettre à Oskar Heinroth, son ancien professeur[3] : « Du pur point de vue biologique de la race, c'est un désastre de voir les deux meilleurs peuples germaniques du monde se faire la guerre pendant que les races non blanches, noire, jaune, juive et mélangées restent là en se frottant les mains ».

Le père de l’éthologie est né près de Vienne, dans la maison familiale d’Altenberg, aujourd’hui devenue un musée. Il y est retourné vers la fin de sa vie et j’ai discuté plusieurs fois avec lui, au bord du Danube, de ces accusations. Lorenz déclarait avoir voulu s’opposer aux nazis en montrant que, plus dangereux encore que le mélange des races, notre espèce s’est autodomestiquée. De plus, il n’aurait pris connaissance des atrocités et des camps de concentration que vers la fin de la guerre. Il parait cependant difficile de l’absoudre car il y a plus de charges contre lui que contre Camus ou Darwin, mais il faut considérer qu’avant la guerre de 1940, plusieurs millions d’allemands possédaient leur carte du parti nazi, tels Martin Heidegger le philosophe ou Kurt von Karayan qui en fit, lui, un tremplin pour sa carrière de chef d’orchestre…

En conclusion, Konrad Lorenz n'était pas un militant nazi, comme l'était son père, un grand et riche chirurgien autrichien. C'était plutôt un sympathisant nazi, comme la plupart des allemands de l'époque. Cet épisode de l'histoire des sciences illustre le concept de 'banalité du mal' tel que l'a conçu la philosophe juive Hannah Arendt, qui rechercha toute sa vie les racines du totalitarisme mais fut l'élève et la maîtresse de Martin Heidegger...

(extrait du livre de Pierre JOUVENTIN ‘La face cachée de Darwin’ paru en 2014 chez Libre & Solidaire)