Réflexions d’un scientifique sur « Le propre de l’homme »

 


«Un pays qui n'ose pas interdire la chasse à courre, les combats de coqs ou les courses de taureaux a-t-il le droit de se prétendre civilisé ? On peut en douter.» Théodore Monod.


Pierre Jouventin n’est pas un chercheur comme les autres. Entre autres, il a risqué sa carrière parce qu’il s’opposait à la vivisection. Après l'évocation de son itinéraire de chercheur,  il nous livre ici ses réflexions argumentées sur l’orgueil des humains dans leur approche des animaux...  Cet  article  a été publié dans le dernier opus  de "GOUPIL", publication de L'ASPAS , Association qui oeuvre en faveur des Animaux Sauvages. (Voir rubrique " liens Amis ").


Il y a cinq ans, j’ai pris ma retraite de Directeur de Recherche au Centre National de la Recherche Scientifique après avoir mené une carrière de chercheur en écoéthologie1 des animaux sauvages. Ce furent quarante années bien remplies à observer les oiseaux et mammifères sur tous les continents (en particulier l’Antarctique et les îles environnantes où j’ai passé neuf ans), à découvrir cinq espèces d’oiseaux nouvelles pour la science, à publier 230 articles dans les revues scientifiques internationales, à convaincre la ministre de l’Ecologie de créer une réserve de 7.000 km2, à diriger pendant 13 ans un laboratoire CNRS au départ de physiologie animale (où les vivisections étaient la norme) pour le transformer en une station de terrain d’écoéthologie, etc. L’éméritat m’aurait permis de garder un bureau dans un laboratoire pour continuer mes recherches, mais j’ai préféré consacrer plus de temps à la défense de la nature et surtout des animaux hors du cadre scientifique. Administrateur à la Société Nationale de Protection de la Nature, puis à la Ligue ROC. (Rassemblement des Opposants à la Chasse), j’ai dû en démissionner avec cinq autres administrateurs quand nous nous sommes rendus compte qu’elle ne répondait plus à sa vocation première (l’intitulé de l’association a, depuis, été changé en ‘Humanité & biodiversité’). Je n’ai connu son fondateur, Théodore Monod, qu’à la fin de sa vie mais il me parait toujours un exemple à suivre de chercheur qui ne reste pas caché derrière ses éprouvettes et qui s’engage clairement.

Après deux ans d’écriture et de bibliographie, j’ai publié un long témoignage sur une louve sauvée de
l’euthanasie, à l’époque où l’on pouvait légalement en France élever un animal sauvage chez soi3. Ce livre
est aussi une initiation à la biologie de cette espèce fascinante, un guide d’éducation canine à partir de
l’ancêtre et un essai défendant la thèse de sa parenté étroite avec l’homme, non pas sur le plan génétique
comme les chimpanzés ce qui est bien connu aujourd’hui, mais sur le plan psychologique puisque le loup a
le même mode de vie de chasseur en meute, la même niche écologique que, d’après les préhistoriens, nous
avons occupée avant l’invention de l’agriculture et l’élevage, donc pendant 95% de l’existence d’Homo
sapiens…
Or c’est cette même espèce que le Parc National des Cévennes (sans attendre l’avis de son Conseil
Scientifique) et José Bové (le député dit écologiste) demandent au gouvernement d’éradiquer du Causse
Méjean, parce qu’un individu y a été photographié et sachant qu’un loup peut parcourir 200 km dans une
nuit ! On comprend les angoisses des éleveurs de moutons mais les politiques -hier de droite et maintenant
de gauche- ont trouvé plus facile de faire distribuer par les préfets des autorisations d’abattage (nombreuses
et par des tireurs non-professionnels) que de s’attaquer aux problèmes économiques des petits éleveurs tout
en veillant à ce qu’ils protègent leurs troupeaux par des chiens patous et des enclos comme en Espagne et en
Italie. Après avoir supprimé, à la suite du Rainbow-Warrior, les barrières douanières sur le mouton néozélandais,
on a préféré indemniser les pertes supposées, ce qui est devenu une subvention à peine déguisée,
donc une source de profit et de conflit lors des expertises. Longtemps notre concurrent, cet animal a toujours
été un bouc-émissaire et un révélateur des malaises sociaux : la Bête du Gévaudan, dont bien des historiens
doutent qu’elle ait été un loup, a précédé la Révolution Française de trois ans…
Lorsqu’on a passé sa vie à étudier la démographie des animaux sauvages avec l’argent des
contribuables, que l’on est réveillé par les sangliers dans son jardin de ville parce que les éleveurs et les
chasseurs les ont croisés avec des cochons pour tripler la natalité, que les chasseurs continuent à les nourrir
en hiver (agrainage), que l’on sait que les sangliers de race pure sont en conséquence devenus rares dans la
nature, que le groupe ‘Chasse’ de l’Assemblée Nationale comprend trois fois plus d’élus que les autres
groupes parlementaires, que les chasseurs -qui représentent 2% de la population- ont bénéficié de plus de
largesses que jamais avant les élections présidentielles et qu’elles ne sont pas remises en question par le
nouveau pouvoir, que nous sommes le seul pays d’Europe où ils chassent même le dimanche, enfin que les
fédérations ont signé des conventions avec l’Education Nationale et enseignent en ce moment même aux
enfants la gestion des populations sauvages, on se demande à quoi ont servi nos recherches publiques et dans
quel état de sous-développement, notre pays est tombé !
Cet obscurantisme bafoue la connaissance et ce clientélisme, la démocratie. Curieusement, ce retour
à la ruralité la plus rétrograde se développe chez nous alors que la grande majorité de la population est
citadine, que les avancées scientifiques et la crise économique démontrent chaque jour davantage que
l’homme ne peut continuer à se considérer comme l’ennemi de la nature et des autres espèces, mais au
contraire qu’il doit vivre en harmonie avec elles s’il veut survivre sans épuiser son milieu de vie.
La théorie de l’Evolution, en particulier, a mis plus d’un siècle pour être admise dans notre pays.
Aujourd’hui, il n’existe pas d’autre explication scientifique de la biodiversité, de sa genèse et de son
fonctionnement. Pourtant, la deuxième partie du message de Charles Darwin n’a pas été encore assimilée
par nos élites, c’est pourtant celle qui touche à nos origines, à notre identité et à nos capacités
intellectuelles : « Si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux
les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré et non d’espèce » écrivait-il en 1871 et il
confirmait en 1874 : « Il n'y a pas de différence essentielle entre l'homme et les mammifères supérieurs sur
le plan des facultés mentales."
OU EST PASSE LE « PROPRE DE L’HOMME » ?
La police dite scientifique utilise tous les jours les parentés biochimiques pour identifier le sang de
l’assassin ou le sperme du violeur. Le séquençage de cet ADN montre aussi que la différence de parenté
biochimique entre l’homme et les chimpanzés est incroyablement faible, même plus faible qu’entre ces
derniers et le gorille… Notre génome, s’il est plus grand que celui de la carpe et de la poule, est moindre que
celui de la souris, du lys et de l’amibe, ce qui a surpris bien des généticiens qui s’attendaient à ce que
l’homme soit l’être au génome le plus grand puisque supposé le plus complexe… Or il n’est pas scientifique
d’affirmer que l’homme est l’être le plus parfait ou le plus évolué. Remettant en question la définition même
de l'Homme qui paraissait établie depuis l'Antiquité grecque et la tradition judéo-chrétienne, la biologie
moléculaire et la génétique suppriment ou déplacent la frontière entre nous et l'animal. Croyants et athées
continuent à estimer que l'homme se distingue de l'animal en particulier par ses capacités intellectuelles,
mais cette supériorité évidente depuis 2.000 ans dans la civilisation occidentale devient de plus en plus
difficile à prouver car ce qu’on nomme ‘Le propre de l'homme’ rétrécit chaque année au fur et à mesure que
progressent nos connaissances sur les moeurs des animaux dans la nature, comme nous allons maintenant le
voir.
On sait que bien des animaux utilisent des outils, comme les vautours percnoptères cassant les oeufs
avec un caillou ou les pinsons des Galápagos extrayant les chenilles des troncs avec une épine. Autre critère
censé distinguer l'homme de l'animal, le jeu se retrouve chez bien d'autres espèces, en particulier les
carnivores où il constitue un apprentissage de la prédation. Même des concepts aussi fondamentaux pour les
sociétés humaines que la culture ou le tabou de l'inceste se sont révélés communs dans le monde animal en
général et en particulier chez les macaques japonais où des cultures animales ont été découvertes pour la
première fois. Le simple dressage d’un chien repose sur la mise en place de conventions et d’interdits
sociaux… Certains penseurs, qui, curieusement, ont élevé les routes au statut de trait spécifiquement
humain, ne se doutent pas que les grandes voies de circulation sont d'anciennes voies de migration d'aurochs
en Europe et de bisons en Amérique du Nord.
Les attributs les plus élevés de notre espèce comme l'invention, l'intelligence ou la conscience
existent sous une forme moins complexe chez l'animal. La notion de "conscience" surtout est difficile à
cerner objectivement. Du moins peut-on dire que les animaux à gros cerveau et vivant en famille comme les
grands singes, les dauphins, les orques, les éléphants (et même tout récemment les porcs d’après une équipe
de Cambridge) sont capables de se reconnaître dans un miroir : si l'on fait une tache au front d'un
chimpanzé, il la touche et se flaire les doigts alors que les singes à queue se voyant dans le miroir cherchent
leur congénère derrière. En fait, tous les niveaux et les types d'intelligence se trouvent dans le règne animal,
le fossé infranchissable entre l’homme et les autres espèces n’existant que dans notre vanité : il apparaît
enfin évident qu'il y a plus de différence intellectuelle entre une huître et un gorille (pourtant classés dans la
même catégorie animale) qu'entre ce dernier et l'homme ! En prenant un peu de distance, on se demande
même comment notre culture occidentale, à peu près seule civilisation dans cette contre-vérité, a pu si
longtemps croire que les êtres vivants étaient partagés en deux catégories naturelles, nous contre le reste du
monde vivant (deux millions d'autres espèces aussi diverses soient-elles), ceci pour nous extraire contre
toute évidence de l'animalité et nous mettre hors concours sans preuve tangible…
Quant à l'adaptabilité ou à la capacité à coloniser de nouveaux milieux qui seraient propre à notre
espèce, les rats et souris semblent plus doués que nous puisqu’ils profitent de notre urbanisation. Il a même
été démontré que les oiseaux, qui se reproduisent dans les pays nordiques comme la Hollande et passent
l’hiver en France, changent de distance de fuite en changeant de pays : ils sont plus méfiants à l’égard des
humains, ayant intégré qu’il y a plus de risque chez nous du fait du nombre exceptionnel de chasseurs…
Même le bastion de la sexualité a été remis en question lorsqu'on a découvert les chimpanzés nains
(les bonobos) ainsi que leurs positions d'accouplement identiques aux nôtres et leur libido effrénée qui use
des rapports sexuels comme de formules de politesse… Même s'il faut juger de l'humanité par son goût de la
guerre ou de l'exploitation de ses proches, les fourmis esclavagistes et légionnaires ne sont pas mal non
plus… En ce qui concerne l'art, peut-on considérer qu'un oiseau-jardinier qui peint en bleu sa chambre
nuptiale en branchages avec des baies nous dévoile les sources du sentiment esthétique ? Si la religion ou la
cuisine constituent ces critères typiquement humains, les athées et les crudivoristes sont-ils des hommes ? Si
la raison ou l’intelligence sont déterminantes, que fait-on des bébés et des fous ? Définir l'homme n'est pas
aussi évident qu'on le croyait quand on veut fonder objectivement sa supériorité sur le reste du monde
autrement que par la force…
Aristote, le fondateur des sciences naturelles et le premier à avoir intégré l'homme dans la
classification animale, en faisait ‘l'animal politique’ par excellence. Or, Frans de Waal a consacré plusieurs
ouvrages à démontrer que ses chimpanzés sont aussi des animaux politiques capables pour obtenir le
pouvoir de mettre en oeuvre les ruses et les coalitions que nos hommes politiques pratiquent, il faut le leur
accorder, avec plus de brio et de dissimulation. On a découvert avec surprise que la tromperie et le
mensonge n'exigeaient pas un gros cerveau : le coq qui veut attirer une poule pour la monter lance le
gloussement qui annonce la découverte d'un ver de terre même s'il ne trouve qu'une coquille sans intérêt,
mais il reste silencieux à côté d'un autre coq !
Dans cette même Antiquité grecque, du temps où un seul homme pouvait embrasser toutes les
sciences et en outre se poser des questions sur le sens de la vie, c'est-à-dire philosopher, Aristote définissait
aussi l'homme comme le seul animal rationnel. Peut-on aujourd'hui encore soutenir que les animaux sont,
comme l’affirmait Descartes, des machines dénuées de sentiment et d'esprit logique ? Les exemples se
bousculent, de corbeaux et bien sûr de mammifères trouvant des solutions à des problèmes
extraordinairement complexes posés par l'homme ou par la nature… Même dans nos spécialités comme
l’intelligence, c’est ainsi que l’affirmait Darwin, il y a un siècle et demi, une question de degré et non de
nature.
LE LANGAGE, DERNIER BASTION
Reste le langage qui demeure la plus grande originalité humaine par sa complexité, son symbolisme
et sa souplesse liés à son caractère nécessairement acquis. Le même Aristote définissait d'ailleurs l'homme
comme "le seul animal qui utilise le langage". Pourtant il semblerait que sa base aussi soit innée, s’il faut en
croire les linguistes à la suite de Noam Chomsky qui se demandent si nous ne sommes pas ‘programmés’
pour parler : une grammaire universelle serait commune à toutes les langues et préexistante dans notre
cerveau. Ainsi, on peut constater qu’il est autrement plus facile d’apprendre une langue étrangère ou le
violon dans l’enfance c’est-à-dire pendant la période d’imitation et de plasticité où nous sommes
‘programmés’ pour apprendre…La neurobiologie a montré que, dans le cerveau des oiseaux, différents
groupes de neurones se succèdent pendant l’émission du chant. Or le même phénomène a été observé par
imagerie médicale chez les humains lorsqu’ils parlent, ce qui va dans le sens de l’hypothèse de la
‘grammaire générative’ -donc innée- avancée par les linguistes. Par ces deux mêmes techniques, il a été
aussi découvert des ‘neurones-miroirs’ qui sont impliqués dans l’imitation vocale chez les oiseaux, ainsi que
dans l’imitation des gestes, le partage des émotions et l’empathie chez les singes, ainsi apparemment que
chez l’homme…
Quant au symbolisme, la "danse des abeilles", qui paraissait une fabulation pour les professeurs de la
Sorbonne quand elle fut découverte par Karl von Frisch il y a ¾ de siècle, elle est devenue un exemple
classique démontrant que de petits insectes sont capables d'abstraction et d’esprit géométrique : la partie
médiane de leur danse en huit sur les rayons de la ruche forme le même angle avec la verticale que la
direction des fleurs à butiner avec le soleil, la distance étant indiquée par le rythme de frétillement de
l'abdomen. Certains diront, bien sûr : «Il ne s'agit pas d'un langage au sens strict mais d'un code ».
L'expression ‘langage des animaux’ ne serait selon eux qu’une métaphore et il faudrait employer pour être
plus objectif ‘communication animale’ qui met l'accent sur la fonction et non sur le mode de
communication… En fait, c’est encore un piège sémantique donc conceptuel car nous retombons sur la
dichotomie artificielle homme/animal, certains mots nous étant réservés (langage, raison, culture,
intelligence, solidarité, amour) alors que d’autres, bien qu’équivalents, sont réservés aux animaux
(communication, capacités cognitives, expérience, entraide, attachement), pour que l’on ne mélange pas le
sacré avec le profane !
Le fait que les chimpanzés ne soient pas très doués pour la parole a toujours été un argument fort
contre leur parenté étroite avec l’homme. Pourtant, la biochimie a montré qu’ils partagent avec l'homme près
de 99% de patrimoine génétique. Comment expliquer ce paradoxe, d’autant plus que les chercheurs, qui ont
essayé de leur enseigner à parler en les élevant dès la naissance dans leur famille, ne sont parvenus à leur
apprendre que quatre mots mal prononcés ?
Curieusement, les animaux qui verbalisent le mieux sont des oiseaux, en particulier le mainate des
Indes et le perroquet gris du Gabon. Le fait que ces deux espèces vivent dans la nature en groupes
permanents, soient très doués pour vocaliser et apprennent uniquement par leurs congénères n'est
évidemment pas étranger à leur aptitude à imiter l'homme quand ils sont isolés et mis en contact dès leur
prime jeunesse avec lui. Programmés pour apprendre à vocaliser, ils apprennent des membres de leur groupe
social d'adoption, même si le tuteur n’appartient pas à leur espèce car ils n’en ont pas un schéma inné, se
trouvant normalement toujours environné de congénères dans la nature. Le soigneur prend alors la place du
congénère et le jeune oiseau-parleur imite ce qui devrait être un oiseau, mais qui est un homme, d’où notre
surprise.
Ces deux espèces possèdent bien sûr un cerveau complexe pour ce groupe zoologique, ce que les
psychologues animaliers ne soupçonnaient pas car les oiseaux, derniers héritiers des dinosaures, étaient
considérés, il y a peu, comme des sous-développés de la cognition du fait de la petit taille de leur cerveau.
Irène Pepperberg a démontré ces dernières années ce que les dresseurs savaient empiriquement : son
perroquet Alex ne se contentait pas de répéter des mots mais il les émettait dans le contexte approprié et il
était capable d’abstractions comme compter, y compris le concept du zéro….
Evidemment si cette fonction de communication est réelle, elle est autrement moins complexe que
celle mise en oeuvre dans les langues humaines: le vocabulaire de ces oiseaux-parleurs reste limité à
quelques dizaines de mots et leur capacité d'assembler les mots en phrases est embryonnaire. On connaît
cependant des espèces d'oiseaux et de cétacés qui utilisent des ‘dialectes’ différents d'un lieu à l'autre,
comme des patois. Tous les orques ont des signatures vocales différentes mais qui se ressemblent entre elles
à l’intérieur du même groupe et qui sont différentes d’un groupe à l’autre. Chaque famille d’orque a donc un
type de cri bien à elle qui ne peut être inné et qu’elle apprend nécessairement lors de son éducation : est-ce
une langue ?
Si l'on veut cependant trouver dans le monde animal des surdoués de la communication tout en
continuant à se référer à l'homme, il nous faut revenir aux chimpanzés qui sont, malgré leurs faibles
capacités phonatoires, très doués pour l'abstraction et la communication du fait de leur énorme cerveau. Les
chimpanzés sauvages communiquent bien par des vocalisations mais limitées en nombre et relativement
stéréotypées, comme la plupart des animaux mais à la différence de nous et des oiseaux-parleurs. Par contre
leurs mimiques et leurs gestes sont plus variés et variables : Allen et Béatrice Gardner, qui avaient remarqué
cette capacité à utiliser leurs mains pour s'exprimer, ont pu leur apprendre en trois ans une centaine de motssignes
en utilisant le langage des sourds-muets. Les singes parvenaient alors à les associer en phrases
simples souvent totalement improvisées. David Premack est parvenu à la même conclusion en utilisant un
système de pièces en matière plastique de forme et couleur variées qui correspondaient à des mots. Les
chimpanzés ne sont donc pas doués pour parler, mais les recherches des quarante dernières années ont
montré que, s'il ne fallait pas chercher à les confronter à notre mode privilégié de communication, on
pouvait leur proposer des modes non-verbaux comme la gestualité qui leur est plus naturelle et prouve qu’ils
sont, contrairement à ce qu’on croyait, très doués pour la communication.
Cette longue et nécessaire parenthèse sur le langage nous a enseigné que l’on n’apprend que ce qu'on
est prédisposé à apprendre : en voulant faire parler les chimpanzés qui ne sont pas très doués pour cela et en
concluant que cette incapacité prouvait leur incapacité à penser d'une manière complexe, les premiers
chercheurs avaient fait sans s'en rendre compte de ‘l'anthropomorphisme’. En fait, les psychologues du
langage posaient aux animaux des problèmes humains car ils n’étaient pas capables de se mettre à leur place.
Au terme de cette enquête, il devient évident que pour comprendre un animal, il faut entrer dans ‘son
monde’. Ce n'est bien sûr pas simple quand l'espèce communique par des signaux électriques comme
certains poissons ou par des ultrasons comme les chauves-souris et les dauphins, ou quand elle ne voit pas
comme nous. Doit-on cacher comme une tare prouvant notre infériorité que l’espèce humaine est l’une des
rares du monde vivant à ne pas percevoir les ultraviolets qui doublent la palette des couleurs, en particulier
celle des fleurs, symboles chez nous de l’esthétique ?
Les espèces sont incomparables dans tous les sens du terme. Il n’est pas facile d’évaluer précisément
les capacités intellectuelles d’un animal quand on se considère comme naturellement supérieur, de ne pas
mépriser un étranger surtout quand on compte l’asservir, de comprendre l’Autre quand on vise d’abord à
l’exploiter. Il n’y a pas non plus d’échelle des valeurs simple à coller sur nos performances
comportementales et qui nous permette de les comparer objectivement avec celles des autres espèces car si
nous sommes des surdoués de la parole, nous sommes en même temps des sous-doués de la vision comme
nous l’avons vu, mais encore plus de l'olfaction : le monde sensoriel des chiens et des autres mammifères
nous est, pour sa plus grande part, inaccessible sans que l’on en déduise pour cela qu’ils nous sont supérieurs
et situés au sommet de l’échelle des êtres vivants !
D’ailleurs, comment comparer précisément les capacités intellectuelles d’animaux aussi
différemment doués, et en particulier leurs capacités langagières, quand on sait que les tests de quotient
intellectuel (QI) ne sont pas extrapolables de notre culture occidentale à une autre, ceci donc chez la même
espèce ?
Le « propre de l’homme » a rétréci ces dernières années à un point tel que l’on se demande s’il en
existe un en dehors de notre imagination et de notre orgueil. Si les coups de boutoir des investigations
scientifiques lui ont ôté peu à peu tous ses attributs spécifiques, c’est que, malgré les mauvaises raisons de
Descartes, il n’avait pas beaucoup d’objectivité et d’existence réelle, sinon celles que nous voulions bien lui
attribuer. Le propre de l’homme n’est plus vraiment un problème de science et, comme le roi nu, il apparaît
pour ce qu’il est en réalité, un jugement de valeur, une simple question de point de vue.
En découvrant tant de faits insoupçonnés chez les autres espèces, nous avons multiplié -peut-être par
mille en un demi-siècle- nos connaissances dans le domaine-clef du comportement animal qui nous aide à
construire notre propre identité. Mais en outre, comme les autres cultures humaines -moins anthropocentrées
que la nôtre-, nous avons élargi l’humanisme à l’ensemble du monde vivant en rétablissant les liens rompus
depuis si longtemps avec notre famille animale.

 

1 Ecologie : avant de prendre son sens politique, l’écologie est depuis 150 ans la science des rapports entre l’être vivant et son
milieu ou des êtres vivants entre eux ; l’éthologie est la science du comportement animal.
2 Longtemps, notre lettre ouverte s’est trouvée sur le site de l’ASPAS.
3 ‘Kamala, une louve dans ma famille’ publié en 2012 chez Flammarion (site internet http://kamala-louve.fr). Un article de 8
pages sur ‘La domestication du loup’ vient aussi d’être publié dans Pour la Science de Janvier 2013.