Les loups sont altruistes


par Pierre Jouventin, Directeur de recherche au CNRS en éthologie et ancien Directeur de laboratoire CNRS d’écologie des animaux sauvages


 Il y a 40 ans, le Directeur du Parc zoologique de Montpellier –qu’il m’arrivait de conseiller pour héberger ses hôtes- m’a proposé de me donner un louveteau qui allait être euthanasié par manque d’acheteur. Il savait que mon épouse est amoureuse des loups, mais il m’a piégé par cette proposition insolite et inattendue. Pendant ma longue carrière au CNRS, ma spécialité a été la recherche de terrain en éco-éthologie des oiseaux et mammifères. Ce choix était scientifique, le milieu dans lequel évolue l’animal fournissant le pourquoi de ses adaptations, mais il était aussi éthique. Bien qu’à cette époque, la loi le permette même chez un particulier, je préférai dans la mesure du possible éviter la captivité des animaux sauvages. Comme je l’explique dans mon dernier livre,1 j’ai même été à deux doigts de renoncer à cette vocation parce que je ne voulais pas pratiquer de vivisection. Un demi-siècle plus tard, les travaux pratiques de physiologie animale sont toujours obligatoires dans le cursus universitaire de biologie : il faut apprendre à tuer pour étudier la vie… Ma femme et mon fils de 10 ans -qui avait peur des chiens- ont été enthousiastes et nous nous sommes lancés dans cette aventure d’élever un loup en appartement ! En effet, j’habitais au deuxième étage en plein centre-ville mais je retapais la maison entourée d’un enclos dans laquelle nous vivons aujourd’hui et, pris au dépourvu, je pensais devoir patienter seulement quelques mois. Or, pour des raisons multiples, les travaux ont trainé et cela a duré quatre années…

Nous avons donc été forcés de vivre en famille avec un loup et cela a été une histoire de fou, comme je le raconte dans le livre avec lequel j’ai inauguré ma retraite.2 J’ai eu alors le temps de creuser le sujet et, à ma connaissance, cette folie est unique car s’il est facile d’élever un loup -je ne parle pas de chien-loup comme les Saarloos ou les tchécoslovaques déjà turbulents-, cela se fait toujours dans un enclos. Des étudiants vétérinaires autrichiens ont tenté de cohabiter avec un loup car leur professeur voulait voir s’il se domestique comme un chien en vivant avec l’homme. Je peux leur répondre que non mais ils n’ont pu le voir ayant déclaré forfait par suite des dégradations des habitations et des conflits permanents : les premiers incidents sont apparus quand les louveteaux avaient deux mois et, à quatre mois, tous les parents adoptifs avaient craqué… Mon aventure se passait hors du cadre professionnel et j’évitais de m’en vanter car mes collègues du CNRS et de l’université m’auraient pris pour un illuminé. J’étais bien sûr curieux d’observer une nouvelle espèce mais n’avais aucun espoir de trouver du nouveau sur un animal aussi bien étudié par les biologistes nord-américains. Pourtant, sans le savoir, je mettais en place les conditions expérimentales d’une découverte qui a échappé à tous les spécialistes et qu’ils n’acceptent toujours pas.

Je ne pouvais expliquer certains faits troublants. Quand notre louve est devenue adulte, elle s’interposait entre nous quand nous faisions mine de nous battre. Elle mordait le balai quand je faisais semblant de frapper ma femme ou mon fils… Quand nous prenions le frais sur le balcon, elle attrapait délicatement notre fond de culotte entre les dents et tentait de nous amener à l’intérieur. Quand nous prenions notre bain, elle devenait nerveuse et nous saisissait doucement par le bras. Quand nous nous penchions à la fenêtre du deuxième étage, elle nous ramenait vers l’intérieur par le col. Quand nous approchions d’une tranchée ou d’un précipice, elle tachait de s’interposer ou de nous tirer en arrière et nous la grondions sans comprendre. Un jour, pendant que nous travaillions à la future maison, nous avons laissé la trappe du puit ouverte. Le lendemain, elle est entrée en premier dans l’abri de jardin, a reculé devant le trou béant au milieu du plancher, puis a empêché Éric d’entrer en le menaçant. Nous nous sommes interrogés pendant six mois sur ces comportements bizarres mais pas agressifs, jusqu’à ce que tout s’éclaire au cours d’une baignade. Dix fois de suite, Kamala s’est jeté dans la rivière pour aller saisir dans sa mâchoire le bras de Line et pour la ramener à la rive. Bien qu’elle ne cherche manifestement pas à faire mal, Line avait un bleu à la fin des ‘sauvetages’ et nous avons dû stopper cette démonstration. On comprenait enfin que la louve essayait de nous tirer d’affaire quand elle jugeait que nous prenions trop de risques… Me disant qu’on ne me croirait pas, j’ai photographié ou filmé tous ces comportements altruistes pour pouvoir les montrer plus tard.

Pourquoi un loup défend-il ses proches ? L’altruisme, qui a paru pendant longtemps un comportement culturel et propre à notre espèce, est maintenant observé chez bien des animaux. Charles Darwin a insisté sur la compétition mais Pierre Kropotkine a complété ce premier mécanisme d’évolution sociale par un deuxième tout aussi visible dans la nature, mais plus acceptable pour un moraliste comme lui, en publiant en 1902 un livre sur l’entraide animale et humaine..3 Un demi-siècle plus tard, le mécanisme génétique de cet altruisme inné a été compris et il demeure le seul à expliquer les insectes sociaux (abeilles, termites, fourmis), mais aussi les comportements d’entraide que l’on observe chez certains mammifères au faite de la socialité comme les suricates devenus vedettes de télévision. C’est en effet une extension à la famille de la sélection individuelle darwinienne, tous les membres du groupe étant apparentés. On comprend que les suricates ou les loups, qui font tout collectivement, aient un avantage adaptatif à s’entraider, mais alors pourquoi un loup défend-il des hommes qui ne sont ni ses congénères ni ses proches ? Il faut se souvenir des photos de Konrad Lorenz suivi de ses oies : il se plaçait à l’éclosion car ces oiseaux suivent le premier être vivant qu’ils voient et qui, dans les conditions naturelles, est leur parent. Il est ainsi possible de leurrer un nouveau-né qui vous prend pour un membre de sa famille. C’est ce que l’on nomme l’imprégnation sociale qui concerne tous les animaux très sociables, y compris les loups. Or sachant tout cela, nous avions récupéré Kamala au zoo avant qu’elle n’ouvre les yeux…

J’ai tellement été occupé pendant ma carrière au CNRS que je n’ai jamais trouvé le temps de faire connaître ces comportements d’entraide qui ne sont toujours pas décrits 40 ans plus tard chez cette espèce très étudiée. Il faut dire que le hasard qui nous a fait adopter un louveteau, vivre dans l’intimité d’un loup alors que c’est à peu près impossible, être acceptés comme membres de la meute à défendre alors que nous étions d’une autre espèce, l’observer en professionnel et le comprendre, résulte d’un concours de circonstances incroyable : c’était par définition imprévisible puisque c’était inconnu. Après avoir écrit mon livre grand public, j’ai montré mes photos et films au scientifique le plus célèbre pour ses longues études sur le terrain et ses livres sur cette espèce. Celui que l’on pourrait qualifier de ‘Pape du loup’ m’a répondu que je m’étais trompé en prenant des jeux pour des comportements altruistes qu’aucun spécialiste du loup n’avait jamais observé, que je n’avais étudié qu’un animal (en fait, on obtenait ces comportements variés et convergents de Kamala quand on le voulait et autant qu’on le voulait). Il suggérait que mes observations étaient anecdotiques et, devant mes justifications, m’a conseillé d’essayer de les publier pour les valider dans une revue scientifique, ce qui revenait à dire poliment que mon article ne serait jamais accepté… Or j’ai étudié de près une vingtaine d’oiseaux et mammifères, dirigé pendant près de 40 ans des équipes de recherche en écologie et en éthologie de terrain et pendant 13 ans le laboratoire CNRS de Chizé spécialisé dans la faune sauvage ; j’ai passé 10 ans autour de l’Antarctique à étudier les animaux polaires et 5 ans à suivre en forêt équatoriale les mandrills dont la structure sociale était inconnue. Surtout, j’ai publié 230 articles en anglais dans des revues internationales dont 3 dans Nature peut-être la plus grande revue scientifique. Bref, je n’ai pas apprécié cette attitude condescendante du grand spécialiste des loups se moquant gentiment de ce ‘frenchy’ qui prétendait révolutionner son domaine d’étude par des observations faites dans un appartement sur un seul loup aujourd’hui disparu. Malheureusement, sa sombre prédiction devait s’avérer exacte.

Après avoir publié mon livre illustré par des photos et traduit en italien mais qui n’a trouvé aucun écho dans le monde des spécialistes, je me suis dit que, professionnel de la recherche, je me devais de faire accepter officiellement cette découverte par la communauté scientifique. J’ai donc soumis mon article à toutes les grandes revues internationales et il a été partout refusé. Les experts sollicités pour juger de mes résultats regrettaient surtout que l’échantillon des animaux testés (n=1!) soit insuffisant… Pour ne plus me trouver seul dans ce combat désespéré et pour prendre conseil, j’ai associé un collègue américain et un autre français à mon article que nous avons réécrit et soumis à des revues et des experts moins académiques. J’avais cru naïvement que mes photos et films4 seraient suffisants pour convaincre mais, me rendant compte de l’incrédulité étayée par ce seul animal observé, j’ai cherché à répéter mes observations. Ce n’était pas facile car aujourd’hui la loi française interdit d’élever chez soi un animal sauvage. En outre, la plupart des loups captifs ont été mis en présence d’humains après avoir ouvert les yeux et ne sont en contact avec l’homme que quelques minutes par jour, deux facteurs qui réduisent l’imprégnation sociale. Avec des ‘mordus des loups’, j’ai testé des chiens élevés au biberon qui étaient loup jusqu’à 90% et, en effet, ils protégeaient leur maître. Mais on pouvait toujours me rétorquer que ce n’étaient pas des loups et que ce comportement de défense est commun chez les chiens (alors qu’au contraire, pour moi, certaines races ont hérité des ‘gènes altruistes’ de leur ancêtre lupin). Grâce au concours de passionnés, nous avons aussi provoqué des comportements d’entraide de loups entiers en simulant une attaque par un dresseur protégé par un habit épais. Le maître-ami a été secouru par son loup qui a mordu l’attaquant sans, bien sûr, avoir jamais reçu un dressage dans ce but.5 Par contre, Yeti n’a pas cherché à sauver son maître qui faisait semblant de se noyer dans une piscine, comme le faisait systématiquement Kamala, mais il faut dire qu’il ne savait pas lui-même nager n’ayant jamais vu l’eau…

Début juin, notre article en anglais a enfin été accepté par une revue internationale spécialisée dans les idées nouvelles : l’un des experts était séduit et l’autre était d’accord pour le publier en mettant ensuite ses critiques auxquelles nous avons répondu.6 L’argument habituel qui est opposé considère que ces comportements d’entraide sont appris de l’homme, alors qu’aucun dressage n’a été effectué chez aucun des animaux testés. Je doute d’ailleurs qu’il soit possible d’y parvenir sans cette base innée qui est adaptative dans la nature chez le loup, modèle de prédateur coopératif, et dont certains chiens ont hérité alors que d’autres ne peuvent l’apprendre. Le débat est loin d’être clos et il ne fait même que commencer : il faudra que des spécialistes du loup –et d’autres espèces chassant en meute comme les orques et les lions- confirment, en captivité puis dans la nature, mes observations avant que cette idée d’entraide familiale soit définitivement acceptée. Pour ceux qui connaissent l’histoire de l’éthologie, ce n’est pas la première fois qu’une observation répétée est mise en doute, d’une part parce que les scientifiques sont par métier méfiants envers les idées nouvelles ne devant admettre que ce qui est prouvé et répétable, d’autre part parce qu’il n’est jamais évident, pour quelqu’un ayant passé sa vie à observer une espèce, d’admettre qu’il n’a pas vu des comportements qui en renversent l’image, enfin parce que l’on ne voit que ce que l’on connait... Dans les années 70, les scientifiques japonais ont rencontré l’incrédulité de leurs collègues quand ils ont décrit des cultures chez les macaques qui apprenaient seuls à laver les légumes dans la mer pour enlever le sable, cette protoculture se transmettant ensuite parmi les autres membres du groupe. Les gens cultivés croyaient à cette époque que la culture est ce qui différencie l’homme de l’animal, alors que des milliers de traditions apprises ont été, depuis, décrites chez la plupart des mammifères et oiseaux. Les historiens des sciences suggèrent que si les scientifiques japonais ont vu ce que personne ne voyait, c’est qu’ils étaient de tradition shinto, cette religion qui ne met pas de barrière entre l’homme et l’animal. Mais il est plus facile d’observer la culture chez l’animal que l’altruisme chez le loup puisqu’il sera impossible de trouver des passionnés ayant vécu 24h sur 24 avec un loup : l’imprégnation sociale ne sera donc jamais aussi forte qu’avec nous ou avec des compagnons de meute. Ces comportements d’entraide seront cependant observés, soit expérimentalement comme nous l’avons fait, soit avec beaucoup de patience dans des meutes captives. Si vous avez le temps et l’envie d’observer les interactions sociales à l’intérieur d’une meute, vous pouvez peut-être parvenir à filmer les comportements d’entraide et m’envoyer la vidéo à p.jouven@gmail.com

Un jour, les scientifiques devront accepter l’idée que le loup n’est pas seulement un prédateur féroce. Se trouvant placé au faite de la socialité par son mode de vie coopératif pendant la chasse et l’élevage des jeunes, il n’est en fin de compte pas tellement étonnant qu’il soit aussi naturellement altruiste. Mais ce sera peut-être aussi difficile à démontrer que chez l’homme où le débat fait toujours rage ! En tout cas, ce combat pour réhabiliter le loup n’est pas pour une fois idéologique, il est scientifique et vous pouvez y participer.

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